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De la transition au pouvoir constituant
Mise en ligne juin 1990
par Toni Negri

1. Le communisme comme objectif minimal

A partir du Bernsteindebatte, aussi bien la tradition révolutionnaire que réformiste ont toujours considéré le socialisme comme une période de transition entre le capitalisme et le communisme (ou, selon la terminologie socio-démocrate, le post-capitalisme) et donc comme un concept indépendant du premier et du second. Que les sociaux-démocrates aient ensuite abandonné le terrain de l’utopie pour se reconnaître de simples administrateurs de la modernisation capitaliste, c’est leur problème : mais il devient le nôtre dès lors que par un tour de passe-passe, cette transition que tous appelaient socialisme, est aujourd’hui définie communisme. La responsabilité majeure de cette banalisation de l’utopie revient sans nul doute aux idéologies du stalinisme et aux politiciens de l’« avenir radieux ». Ce qui ne change rien à notre mépris pour ceux qui à présent célèbrent unanimement la fin du communisme, en la transformant en apologie de l’état actuel des choses. Mais revenons à notre distinction. Ni le Marx de la « Commune de Paris », ni le Lénine de « l’Etat et la révolution », n’ont jamais considéré le socialisme comme une époque historique : ils l’ont conçu comme un Etat de transition, court et puissant qui réalisait le procès d’extinction de l’appareil de pouvoir. Le communisme vivait déjà dans la transition, comme son moteur, non comme un idéal mais comme subjectivité active et efficace – qui se confrontait à l’ensemble des conditions de production et de reproduction capitalistes, en se les réappropriant, et pouvait à cette condition, les détruire et les surmonter. Le communisme, en tant que procès de libération, était défini comme le mouvement réel qui détruit l’état actuel des choses. C’est seulement dans les années 30 que le groupe dirigeant soviétique a considéré le socialisme comme une activité productive qui crée, coûte que coûte, les bases matérielles d’une société en compétition avec le rythme de son propre développement et celui des pays capitalistes. A partir de ce moment le socialisme ne s’identifie pas tant au dépassement du système du capital et du travail salarié, qu’à une alternative socio-économique du capitalisme. Dans le socialisme, selon la théorie, survivaient certains éléments du capitalisme : or, l’un d’eux, l’Etat, se trouve alors exacerbé dans les formes autoritaires les plus extrêmes ; l’autre, 1e marché, est étouffé et évacué également comme critère micro-économique du calcul de la valeur. Aussi bien l’opposition luxemburgiste, qui insistait sur le procès démocratique, créatif, anti-étatique, de la transition, que trotskiste dont la critique concernait la totalité des rapports d’exploitation sur le marché mondial, ont été détruites. Ce qui a eu pour conséquence dans le premier cas l’atrophie, puis l’étouffement mortel de l’échange politique ; dans le second l’étranglement du socialisme à l’intérieur du marché mondial ou l’impossibilité de récupérer par des lignes intérieures l’impétueux développement de la lutte de classes anti-fasciste et révolutionnaire qui au cours de différentes époques s’est ouvert à l’échelle mondiale. Et pour autant que l’on insiste – et nous-mêmes nous en sommes profondément convaincu – sur l’âme révolutionnaire de la réforme gorbatchévienne, il ne semble vraiment pas que l’Union soviétique puisse encore récupérer cette fonction hégémonique dans la lutte des classes que la révolution de 17 lui avait assignée. La Place Rouge a cessé depuis trop longtemps, et à travers d’innombrables tragédies, d’être le point de référence des communistes. Ceci dit, le communisme vit. Il vit partout où l’exploitation persiste. Il constitue l’unique réponse à l’anticapitalisme naturel des masses. Ou plutôt, plus le capitalisme se reproduit, plus il étend et enracine le désir du communisme – en déterminant, d’un côté, des conditions de production collective, de l’autre, une irrésistible volonté collective de s’en réapproprier librement. Celui qui, dans l’orgie actuelle d’anticommunisme, croit sincèrement que l’exploitation et la volonté subversive ont disparu, ne peut que faire preuve d’aveuglement. Il est donc temps de recommencer à penser la transition communiste comme quelque chose qui survient – comme le pensaient les classiques du marxisme – en se construisant directement au sein du développement capitaliste. Depuis les années 60 les courants critiques du marxisme occidental avaient, sans illusions sur la Place Rouge et sur le socialisme de la pauvreté, ceuvré en ce sens. Le communisme, comme objectif minimal, constitue, depuis, le seul thème de la science politique de la transition. Une énorme quantité d’expériences et de connaissances s’est accumulée sur ce point. La méthode est matérialiste : plonger l’analyse dans le mode de production actuel, reconstruire les contradictions qui s’annoncent sous des figures toujours nouvelles entre celui-ci et les procès et les sujets productifs, critiquer la modernité et ses conséquences, travailler à la recomposition des subjectivités collectives et de leurs réseaux communicatifs, transformer la connaissance en volonté conséquente. Nous nous trouverons alors devant une série de préréquisits du communisme vivant dans nos sociétés, et qui ont atteint un niveau de maturité sans précédent. Et si le mot « préréquisit » effraye et insinue le soupçon que nous confrontons la réalité à un idéal, dont worry : notre unique téléologie est celle que nous tirons de la devise marxienne, « c’est l’anatomie de l’homme qui explique celle du singe ».

2. L’irréversibilité des conquêtes ouvrières

Qu’est-ce qu’un préréquisit du communisme ? C’est une détermination collective, interne au mode de production, sur laquelle s’accumulent les résultats et les tendances de la lutte contre le travail par ceux qui, dans le processus du travail, sont exploités. Dans les sociétés ayant atteint un haut niveau de développement beaucoup de ces préréquisits existent aussi bien à l’intérieur des procès du travail que des institutions : si les sociétés socialistes sont mortes des résidus du capitalisme, les sociétés capitalistes semblent vivre uniquement en s’articulant sur l’anticipation du communisme. Mais pourquoi, attribuons-nous une qualification tendancielle à ce constat évident ? Pourquoi appelons-nous préréquisits, et surtout préréquisits du communisme, ces résultats collectifs des luttes, ancrés au sein du mode capitaliste de production, aussi bien dans sa structure politico-juridique que dans celle économico-sociale ? Parce que ces déterminations semblent être structurellement qualifiées par trois paradigmes : celui collectif, celui de l’irréversibilité, celui dynamique de la contradiction et de la crise. La tendantialité résulte de ces trois caractères, comme le mouvement dérive d’un moteur – rien de finaliste en cela. Déterminations collectives donc : au sens où elles regroupent une multitude de travailleurs sous des catégories communicatives, coopératives (de travail, d’intérêts, de langage) toujours plus étroites. Irréversibles : en tant qu’elles constituent des conditions de la vie sociale qui sont devenues incontournables, même dans une situation de catastrophe. Un élément d’agrégation historique collective devient ainsi un moment institutionnel profond ; un ensemble de volontés contradictoires et de conflits collectifs devient ontologie. Mais ces déterminations, même ontologiquement consolidées, demeurent contradictoires. La lutte contre l’exploitation continue à les traverser et de même qu’elle les avait produites, elle les alimente et trace des potentiels de crise sur l’horizon du système entier. Un exemple élémentaire du fonctionnement d’un préréquisit nous est donné par les institutions du Welfarestate. Celles-ci sont le produit des luttes qui obligent, dans le compromis institutionnel, l’Etat capitaliste à accepter en son propre sein, la représentation d’intérêts collectifs organisés, parfois antagonistes. Cette représentation, mise au service d’une redistribution tendantiellement égalitaire du revenu social, qui englobe une quantité toujours plus importante de filières d’intérêts collectifs, devient une réalité institutionnelle solide. L’irréversibilité de ces émergences institutionnelles est en outre renforcée par le réseau de rapports de force qui en ont traversé la genèse, par les conflits d’intérêts répétés, ainsi que paradoxalement par l’inertie même des institutions. Nous l’avons vérifié dans les pays capitalistes au cours de ces vingt années de contre-révolution néo-libérale, – sans doute pourrons-nous le vérifier également dans la crise du « socialisme réel ». La science politique et la doctrine du droit public, en rapport avec ces phénomènes, ont dû modifier leur propre statut scientifique, abandonnant le formalisme traditionnel et subordonnant le procédé analytique à la perméabilité continuelle des luttes et des institutions ; les dynamiques de contrôle qui en ont découlé se sont engagées sur un terrain où prévaut l’interchangeabilité et l’impossibilité de discerner le social du politique. La science est soumise à l’entrelacement entre mobilité sociale des sujets et des mouvements et l’ontologie institutionnelle des résultats qui en dérivent – sur lesquels se basent les processus gouvernementaux. Complexité et rigidité se conjuguent, toute action gouvernementale risque de modifier l’ensemble du système de production et de reproduction sociale. Et c’est précisément ce jeu qui ouvre continuellement la crise et qui définit des séquences de contradiction croissante. De fait, la contradiction déterminée par les intérêts collectifs, irréversiblement implantés à un niveau institutionnel, ne peut être résolue que par des moyens collectifs. Pour employer les termes de l’économie classique, et de sa critique, nous pourrions dire que dans une telle phase de développement du mode de production, toute tentative de manoeuvre et de contrôle des proportions du travail nécessaire s’inscrit dans les coûts de reproduction du capital fixe, socialement consolidé. Cette rigidité est donc irréversible. Or, si cette affirmation dépasse probablement les analyses de Marx (mais elle va peut-être dans le sens de sa conception de la tendance), elle dépasse d’autant plus la pensée économique actuelle, néo-libérale ou même néo-keynesienne, – là où la mobilité de tous les facteurs de la production est présupposée, sous une forme plus ou moins intense, comme condition de gouvernement. Dans les termes d’une critique des institutions politiques, c’est-à-dire d’une analyse de Welfarestate, cette affirmation signifie que le gouvernement de la reproduction sociale n’est possible qu’en termes de gestion collective du capital. En effet, les conditions d’existence du capital ne sont plus seulement implicitement mais explicitement collectives. Autrement dit, elles ne sont plus simplement liées à l’abstraction du capital collectif mais font partie de l’existence empirique, historique, de l’ouvrier collectif. Le Welfarestate, son irréversibilité (ainsi que, à première vue, l’irréversibilité de certaines déterminations fondamentales du « socialisme réel ») ne représentent donc pas des déviations par rapport au développement capitaliste – elles constituent plutôt de véritables îlots de nouvelles coopérations sociales, de nouvelles et très intenses conditions collectives de la production, enregistrées comme telles au niveau institutionnel même. D’où la crise que la durée même du Welfare provoque continuellement dans l’Etat libéralo-démocratique. D’où les dynamiques de ruptures que cette irréversibilité libère sans cesse dans la forme-Etat actuelle, car les déterminations du Welfare sont en même temps nécessaires pour le consensus et insoutenables pour la stabilité. Préréquisits actifs du communisme ? Il serait absurde de seulement le supposer. Et toutefois préréquisits irréductibles d’une déstabilisation permanente des assises systématiques de la gestion libérale ou socialiste de l’Etat. Préréquisits d’une révolution passive.

3. Le collectif dans l’organisation du travail

Plus importants encore sont les préréquisits du communisme qui, de nos jours, peuvent être identifiés dans l’évolution de l’organisation du travail. Le taylorisme avait déterminé un extraordinaire procès d’abstraction de la force travail. Le fordisme a ouvert à cette subjectivité abstraite les mécanismes de la négociation collective de la consommation, en posant les bases de l’attraction de l’Etat (et de la dépense publique) à l’intérieur du mécanisme productif. Le keynesianisme avait proposé un schéma progressif de proportionnalité entre travail social nécessaire et plus-value, et l’Etat keynesien avait accompli le travail de Sisyphe qui consistait à organiser de continuels compromis entre des sujets antagonistes. Aujourd’hui, sur le terrain de l’organisation du travail, ces rapports sont bouleversés. En effet, au cours du développement des luttes des années 60 et 70, l’abstraction du travail a exacerbé ses dimensions subjectives et les a poussées sur le terrain de la subversion. La réaction capitaliste qui a suivi a dû réduire, à travers la restructuration, la qualité du nouveau sujet en une qualité objective du procès du travail. Aujourd’hui nous sommes au coeur de ce procès de restructuration. Dans cet horizon allant du taylorisme au post-taylorisme, du fordisme au post-fordisme, la subjectivité et la coopération productive sont encouragées comme condition du procès du travail. Le rapport fordien entre production et consommation s’est intériorisé, de sorte que la logique productive et celle de la circulation et de la réalisation de la valeur du produit sont optimisées. La nouvelle production de masse exige une flexibilité totale, certes ; le self-making de la classe ouvrière doit être réduit à un élément immédiat de la production et de la circulation : mais l’efficacité industrielle est ainsi soumise aux règles d’autonomie et d’auto-activation de la classe ouvrière. Les mille variétés du « modèle japonais » et de son succès mondial se réduisent au fond à la reconnaissance la plus explicite de la fonction immédiatement valorisante de la subjectivité ouvrière, – après la période d’hégémonie du taylorisme où la subjectivité n’était reconnue que comme antagoniste. Il est vrai que cette acceptation de la fonction productive du sujet au sein de l’organisation du travail ne va pas sans conditions péremptoires ; autrement dit, du point de vue capitaliste, elle n’est possible qu’en termes d’intégration industrielle et de négation du statut ouvrier traditionnel, dans sa forme syndicale et comme classe. Mais seuls d’incurables fétichistes du passé (pour autant qu’il puisse avoir été glorieux) peuvent nier la modification positive déterminante que suppose la transformation du statut ouvrier. Même si elle est le fruit d’une défaite historique, suivie au cycle des luttes de 60-70, cette nouvelle figure ouvrière montre, dans le procès du travail, un haut degré de consolidation de la subjectivité collective. Sans vouloir négliger certaines formes de passivité, il nous est possible de remonter ici de l’antagonisme de la force travail abstraite à la détermination concrète d’une force de travail collective, – non encore antagoniste mais subjectivement active. Le seuil de passivité inertiel du procès révolutionnaire qui se révèle dans le Welfarestate est ici, en quelque sorte, atténué. La classe ouvrière a conservé, dans son existence quotidienne, les valeurs d’une coopération vécue – dans des phases précédentes – sur le terrain de l’antagonisme abstrait. Aujourd’hui cette activité coopérative et subjective est transposée, à l’état latent, à l’intérieur du procès du travail. La contradiction est aiguë et ne peut que devenir plus puissante dans la mesure même où le procès de restructuration s’approfondit. En conclusion et d’une manière générale, l’on peut dire que le travail vivant est organisé au sein de l’entreprise indépendamment du commandement capitaliste et ce n’est que dans un deuxième temps, et formellement, que cette coopération est systématisée dans ce commandement. La coopération productive est posée préalablement et indépendamment de la fonction d’entrepreneur. Par conséquent le capital ne se présente pas comme l’organisation des forces du travail mais comme enregistrement et gestion de l’organisation autonome de la force de travail. La fonction progressive du capital est achevée. Encore une fois nous nous situons bien au-delà des termes (même critiques) de l’économie classique qui ne considère comme productif que le travail incorporé au capital. Il faut remarquer que toutes les écoles de la pensée économique tournent impuissantes autour de cette vérité inouïe du post-fordisme : le travail vivant s’organise indépendamment de l’organisation capitaliste du travail. Et, même lorsque comme dans notre école de la régulation, cette nouvelle détermination semble être comprise, il manque la capacité conséquente de la développer, de concevoir, autrement dit, le renversement de la théorie de l’intégration industrielle en théorie de l’antagonisme développé. La science économique continue, dans son objectivisme aveugle, à attendre que quelque puissance thaumaturge transforme le travail vivant « en soi » en classe ouvrière « en soi et pour soi » – comme si cette transformation était un événement mythique et non, au contraire, ce qu’elle est : un procès. C’est d’autre part, le manque de compréhension de ce procès qui expulse la théorie du seul terrain sur lequel la permanence de la crise, commencée au début des années 70 (parallèlement donc à la restructuration), peut s’expliquer : le terrain sur lequel émerge le processus de libération politique du travail. C’est ici, et seulement ici, que s’accumule toute la production de la valeur. Par conséquent, l’activité de l’entrepreneur produit des agencements de plus en plus extérieurs et parasitaires qui rendent au capitaliste collectif toute intervention sur la crise impossible. En dernière instance.

4. La qualité sociale de la subjectivité productive

L’analyse du troisième préréquisit du communisme nous permet d’avancer sur le terrain de la subjectivité ; nous parvenons, autrement dit, à un degré supérieur de connexion entre les aspects passifs du procès de transformation du mode de production et les potentialités qui s’animent peu à peu en lui. Les procès de création de la valeur, comme on le sait, n’ont plus pour centre le travail d’usine. La dictature de l’entreprise sur la société, sa position au carrefour de tous les procès de formation de la valeur, et donc la centralité objective du travail (salarial, manuel) immédiatement productif, sont en voie d’extinction. Reconnaître ces faits évidents ne signifie pas renoncer à la théorie de la valeur travail mais, au contraire, réévaluer sa validité grâce à une analyse qui relève la transformation radicale de son fonctionnement. Reconnaître ces faits évidents ne signifie pas récuser la réalité de l’exploitation, imaginer que dans une soi-disant société post-industrielle celle-ci serait évacuée de notre expérience – mais au contraire, identifier les nouvelles formes à travers lesquelles l’exploitation est aujourd’hui pratiquée et donc identifier les nouvelles figures de la lutte des classes. En se demandant, surtout, si la transformation ne concerne pas, avant la nature même de l’exploitation, son extension et la qualité du terrain sur lequel elle s’exprime. Ce n’est qu’à partir de cette dimension que l’éventuelle modification de la nature de l’exploitation, comme dans un déplacement de la quantité à la qualité, pourra être vérifiée. Or, la caractéristique fondamentale du nouveau mode de production, c’est que la principale force productive est devenue le travail technico-scientifique, en tant que forme complexe et qualitativement supérieure de synthèse du travail social. Ceci signifie que le travail se manifeste principalement comme travail abstrait et immatériel (pour ce qui est de la forme), comme travail complexe et coopératif (pour ce qui est de la quantité) et comme travail toujours plus intellectuel et scientifique (pour ce qui est de la qualité). Il n’est plus réductible au travail simple – dans le travail technico-scientifique convergent, au contraire, de plus en plus des langages artificiels, les articulations complexes de l’information et de la science des systèmes, de nouveaux paradigmes épistémologiques, des déterminations immatérielles, des machines communicatives. Ce travail est social, en tant que les conditions générales du procès vital (de production et de reproduction) sont soumises à son contrôle et remodelées par rapport à lui. La société entière est investie, et recomposée dans le procès de production de la valeur, par cette nouvelle figure du travail vivant : investie au point que, dans ce procès, l’exploitation semble avoir disparu, – ou, mieux, se cantonner à des zones irrémédiablement attardées des sociétés contemporaines. Cette apparence peut facilement être dissipée. Que se passe-t-il en réalité ? Le pouvoir capitaliste, en fait, contrôle, drastiquement les nouvelles figures du travail vivant, mais ne peut que les contrôler de l’extérieur, car il ne lui est pas permis de les envahir de manière disciplinaire. La contradiction de l’exploitation est ainsi déplacée à un très haut niveau où le sujet le plus exploité (celui technico-scientifique) est reconnu dans sa subjectivité créative mais contrôlé dans la gestion de la puissance qu’il exprime. C’est à ce très haut niveau de commandement que la contradiction rebondit sur la société entière. Et c’est donc par rapport à ce très haut niveau de commandement que l’ensemble de l’horizon social de l’exploitation s’unifie tendantiellement, en situant dans le rapport antagoniste tous les éléments d’auto-valorisation, quel que soit le niveau auquel ils se manifestent. Le conflit est donc social parce que le travail technico-scientifique est qualité massifiée de l’intelligentsia du travail ; parce que les pulsions de refus du travail de toutes les autres couches sociales exploitées tendent à s’identifier et à converger vers le travail technico-scientifique vivant ; c’est au sein d’un tel flux, qu’à partir des anciennes subjectivités ouvrières, se constituent de nouveaux modèles culturels, où à l’émancipation par le travail s’oppose la libération du travail manuel et salarié. Enfin le conflit est social parce qu’il se manifeste de plus en plus sur le terrain linguistique général, ou mieux sur le terrain de la production de la subjectivité. Aucun espace n’est laissé ici au commandement capitaliste : l’espace conquis par le capital n’est que celui d’un contrôle du langage, aussi bien scientifique que commun. Il ne s’agit pas toutefois d’un espace insignifiant. Il est garanti par le monopole de la force légitime. E se réorganise continuellement, dans une accélération critique incessante. Pourtant l’accélération déterminée par le développement capitaliste à la subsomption des formes autant passées qu’actuelles de la subjectivité ouvrière et leur réduction en un horizon compact et totalitaire du commandement échouent. Non seulement elles ne parviennent pas à recomposer les déterminations disciplinaires des anciennes stratifications de classes, puisque au contraire, en se déplaçant dans le nouveau tissu des relations de classes elles reconstituent les figures de l’opposition ; mais elles ne parviennent pas non plus à stabiliser le niveau le plus élevé de la subsomption où l’opposition entre langage assujetti et langage produit par le travail vivant est de plus en plus reconductible à l’opposition entre dictature et liberté.

5. De la transition communiste

A la lumière de ces considérations, qu’est-ce qu’une transition vers le communisme ? Elle constitue une critique de l’existant et la construction d’une nouvelle société au sein des transformations du travail, une réinvention du politique dans les nouvelles dimensions du collectif – d’un collectif libéré, devenu sujet. Compte tenu du fait que les conditions de libération du collectif sont les mêmes que celles qui produisent le sujet. Le temps est révolu où entre ces deux déterminations une pause était imposée, de sorte que la libération du collectif pouvait être hypothétiquement produite par un moteur extérieur, avant-garde mythique ou dictature : cette hypothèse est en réalité la condition formelle de ce concept de socialisme que nous avons repoussé au début, et sa dérive consiste en cette dégénérescence du socialisme comme alternative interne au mode de production capitaliste que nous avons considéré comme conséquent à cette hypothèse. Or, pour en revenir au discours sur la fondation, les points de vue à partir desquels la théorie peut affronter ce problème sont trois : celui de la critique de l’économie politique, celui de la critique juridique et constitutionnelle de l’Etat libéralo-démocratique, celui du pouvoir constituant. Pour ce qui est du premier point de vue, certaines données essentielles ont déjà été soulignées. Mais un point de vue qui se réfère uniquement aux préréquisits objectifs représente une démarche très rudimentaire, même si l’élément central que manifeste l’objectivité du problème, est celui de la définition d’un nouveau concept du politique, donc d’une nouvelle forme de démocratie. Il faut aller plus loin. Que signifie alors enraciner le nouveau politique, aujourd’hui ? Cela signifie principalement saisir positivement ces passivités collectives ou, si l’on préfère ces subjectivités latentes, auxquelles aussi bien les institutions du Welfare, la nouvelle figure du procès du travail, que la récente hégémonie sociale du travail technico-scientifique font expressément allusion. Nous devons saisir le lieu d’une absence, la positivité d’une réalité latente, la main invisible du collectif. II nous faut comprendre comment, avant la déstabilisation du pouvoir adverse, s’instaure sur ce lieu le moteur de la destructuration sociale de la domination. C’est sur cette crise continue et sur cette précarité profonde du régime capitaliste que le point de vue de la critique de la science juridique et politique de l’Etat libéralo-démocratique (et donc le point de vue de la transition) devient plus explicite. La projection politique des dimensions collectives du travail trouve, en effet, dans les structures constitutionnelles de l’Etat libéralo-démocratique son obstacle direct. Le concept de représentation politique comme fonction de médiation des individualités privées, est en effet un obstacle à la représentation d’une société qui n’est pas définie par la présence d’individualités mais par l’activité d’une collectivité. L’émancipation du citoyen comme individu et la garantie constitutionnelle de la liberté économique privée (qui en représente le pendant) constituent une entrave à l’expression du rapport désormais consubstantiel entre société et Etat, entre production et détermination du politique. Les règles de l’Etat de droit – ou plutôt les milles subterfuges du privilège que le libéralisme a accordé à la démocratie constitutionnelle – sont, quant à elles, établies pour nier l’irrésistible émergence du besoin de gestion collective de la production sociale. Et que signifie encore la suprématie jacobine de la loi, générale et abstraite, sinon l’expression d’une limite fondamentale, de dernière instance, une fonction de dictature systématique, face à l’irrésistible émergence des procès productifs et institutionnels autonomes, produite par les subjectivités collectives ? Les innombrables non-sens sur lesquels s’appuie la constitution matérielle de l’Etat libéralo-démocratique ne sauraient être occultés par les opportunités que cette même pratique du pouvoir produit – par exemple par les instruments néo-contractuels ou néo-corporatifs. Les instruments contractuels devraient, en effet, diminuer l’écart entre les procès de manipulation sociale et l’émancipation politique. Les instruments corporatifs quant à eux, devraient atténuer l’inconsistance généralisée de la représentation en la soumettant à des mécanismes de délégation collective ou d’organisation des intérêts. Ni les unes ni les autres de ces propositions ne semblent toutefois consistantes. Toutes deux ne suggèrent que des éléments partiels, quand bien même fussent-ils collectifs, du procès de destruction de la séparation du politique, en en brisantla tendance à l’universalité – une universalité puissante vers l’extinction de l’autonomie du politique, la négation plus radicale de la prétention de médiation institutionnelle des procès et des conflits sociaux et de l’auto-organisation communiste. 1 est impossible de modifier la structure disciplinaire du constitutionnalisme autrement qu’en brisant son fil. Autrement qu’en ramenant radicalement la fondation de la démocratie à l’organisation des subjectivités collectives. La médiation représentative, la garantie de la justice constitutionnelle et administrative prédisposée à maintenir la médiation dans les limites de la constitution matérielle du capitalisme, la structure bureaucratique conçue pour généraliser la médiation institutionnelle (c’est-à-dire le pouvoir législatif et le pouvoir d’orientation politique, l’indépendance des pouvoirs et leur interdépendance fonctionnelle, l’organisation administrative et constitutionnelle de l’Etat) – tout ceci suppose une fondation et une distribution du pouvoir qui excluent toute production à partir de la base, de masse, populaire, des règles et des mouvements de réappropriation collectifs du pouvoir. Les dogmes de la démocratie constitutionnelle ne sont que des moyens autoritaires d’abstraction du pouvoir des masses, d’écrasement de l’égalité des citoyens, de séparation du citoyen et du producteur et de monopole de la puissance productive. Les instruments de la démocratie constitutionnelle ne sont qu’une machine programmée en vue de la production de l’inégalité, de la destruction du collectif, de la garantie éternelle de ces procès. Renversons donc le point de vue et admettons une fois pour toutes qu’aujourd’hui le véritable entrepreneuriat (qui produit des richesses à travers une coopération du travail toujours plus étendue) se construit de manière indépendante, que la collectivité est la forme élémentaire dans laquelle se présente la force productive du travail et que les singularités recherchent spontanément leur réalisation dans le collectif. L’entrepreneur collectif incorpore cette indépendance du travail collectif, socialement organisée, qui, nous l’avons vu, représente la nouvelle nature des procès productifs ; elle assume l’autonomie de la coopération productive comme un levier essentiel capable de faire sauter chacune des instances du commandement capitaliste aussi extérieur et vide que coercitif. Comment affronter à partir de ces présupposés, le problème constitutionnel ? comment lier la question du politique à cette nouvelle puissance productive ? Il n’y a qu’une seule réponse à cette interrogation : unir l’exercice de l’entrepreneuriat collectif et celui de la représentation politique. Nous nous trouvons alors sur le terrain du pouvoir constituant. La démocratie communiste naît comme unification de la représentation et de l’entrepreneuriat, en tant que ces deux données participent de la nouvelle subjectivité collective – elles libèrent ce qui est latent, et activent la présence passive. Cette démocratie exclut, au nom de l’entrepreneuriat, tout privilège et, dans cette perspective, se veut absolument égalitaire. Cet entrepreneuriat d’autre part, exclut, au nom de la démocratie, toute finalité étrangère aux valeurs universelles d’une société libre. La production et ses déterminations constituent ici le politique, de la même manière que ce politique se présente comme condition de productivité. Les préréquisits du communisme se réalisent non pas en modifiant, mais en transformant radicalement une structure constitutionnelle dans laquelle la démocratie est conçue comme camouflage des inégalités et l’entreprise garantie comme destruction de la collectivité. La transition vers le communisme, se réalise donc dans un procès de constitution des sujets collectifs productifs qui créent une machine de gestion du social, prédisposée à leur libération. Le gouvernement à travers lequel le processus de transition doit se réaliser est un gouvernement des systèmes par en bas – un procès donc radicalement démocratique. Procès d’un pouvoir constituant, d’un pouvoir donc, qui en assumant radicalement, à la base, toute tension productive, matérielle et immatérielle, en expliquant sa rationalité et en exaspérant sa puissance – établit la configuration d’un système dynamique, jamais fermé, jamais limité en un pouvoir constitué. Un pouvoir dans les réseaux de production, d’auto-valorisation et d’auto-organisation de tout ce qui émerge dans la société, produit par les subjectivités collectives. Un pouvoir constituant qui a pour règle fondamentale d’être chaque jour une invention collective de rationalité et de liberté.

6. Les mouvements actuels de lutte comme pouvoir constituant

Ce dont nous venons de parler ne relève pas de l’utopie. Au contraire, ceci représente le schéma de lecture et la physiologie même des luttes ouvrières et prolétaires, amplement socialisées, qui se déroulent à l’Ouest comme à l’Est. Si les partis et les syndicats de l’ancien mouvement ouvrier déclinent inexorablement, liés qu’ils sont à des formes de contre-pouvoir que le fordisme a absorbées dans la logique du développement et soumis au commandement capitaliste, et si le désir qu’ils assument à nouveau des comportements antagonistes apparaît comme un voeu pieux et inconsistant – si, donc, le vieux mouvement ouvrier n’existe plus comme élément radicalement conflictuel, face à lui nous découvrons des formes autonomes de démocratie communiste partout où la réalité de l’exploitation est ébranlée. Depuis 1968 un nouveau cycle de lutte s’est ouvert en Occident. Après une vingtaine d’années de contrerévolution et de restructurations (qui ont su discerner les élements d’innovation que ce nouveau cycle exprimait et en ont anticipé l’intelligence, l’utilisation et le contrôle par le capital), le nouveau cycle de luttes a commencé à s’exprimer de manière indépendante vers la moitié des années 80. Celui-ci est caractérisé par deux instances fondamentales : la première est démocratique, autrement dit, l’instance d’organisation de base, la coordination transversale de l’action revendicative et politique, l’expression radicale de l’égalité ; la seconde est communiste, autrement dit, elle est constituée par l’instance de la réappropriation collective de l’expression consciente et de l’autonomie ouvrière, au sein des procès productifs. Ce n’est pas un hasard si l’unification de ces deux thèmes s’est surtout accomplie dans les luttes que la nouvelle intelligentsia productive de masse a ouvertes dans les secteurs socialement les plus importants de la restructuration : les services productifs, ou l’école, ou le tertiaire avancé. C’est ici que les différentes fonctions de la lutte ouvrière – celle de déstabilisation de l’adversaire et de déstructuration du pouvoir, celle revendicative, celle réappropriatrice et celle constructive de nouveaux langages et de nouvelles valeurs – ont trouvé un dénominateur commun. Sur ce terrain la nouvelle figure du commandement capitaliste a été identifiée et lui ont été opposés des éléments originels d’intelligence stratégique et des pratiques adéquates dans la conduite de la lutte. Les vieilles luttes ouvrières contenaient toujours l’ambiguïté d’un rapport dialectique avec le capital et les règles de l’organisation capitaliste du travail : elles étaient luttées à l’intérieur et contre le mode de production. L’autonomie de la classe se formait à partir d’une antinomie toujours irrésolue entre l’instance du pouvoir et la compréhension des nécessités du développement. Aujourd’hui cette dialectique a éclaté. La lutte se situe à l’extérieur du mode de production et contre lui. L’autonomie est un présupposé et non une fin. Chacune de ces luttes exprime un pouvoir constituant – qui se développe, comme condition même de la lutte, à partir de l’intérêt économique immédiat vers un projet de société. D’où les caractéristiques transversales du cycle de luttes, et son développement fluctuant entre des moments de conflits aigus et de longues phases d’extension clandestines et de sédimentation ontologique des résultats organisationnels chaque fois atteints. Ainsi que : la transformation des éléments inertiels du comportement antagoniste en un nouvel agencement constructif de subjectivités ; la production de nouveaux modèles culturels, souvent socialement notables ; la définition de nouveaux réseaux de déstabilisation du pouvoir et de relancement de ses nouveaux projets. Aucune lutte ne ressemble à une autre ; aucune lutte n’est inutile ; toute lutte part d’un niveau plus avancé que la précédente. Sous la neige le printemps prépare sa riche floraison. Même en Orient, le cycle des luttes inauguré au début des armés 80 révèle des caractéristiques analogues. Dans ce cas aussi – n’en déplaise aux nouveaux démiurges mystificateurs du langage – les luttes et leurs objectifs peuvent être recueillis sous la catégorie de la démocratie communiste. Dans ce cas aussi, les sujets les plus remarquables sont ceux de l’intelligentsia de masse, technico-scientifique et productive. Ici, dans la dimension immédiatement sociale et politique des mouvements, le préréquisit ontologique de leur activité réside en un indissoluble échange entre révolution active et révolution passive, il construit une alternance continuelle entre moments de dissolution d’une structure de pouvoir en décomposition et la recherche d’un nouveau lien social, entre capacité de retenir le contre-pouvoir consolidé dans les mains de l’autonomie des mouvements sociaux et l’expression révolutionnaire d’un pouvoir constituant qui forme un gouvernement à partir de la base du système social. Il ne s’agit pas de faire des prévisions sur cette énorme réarticulation de la dynamique de la lutte des classes : la phénoménologie tient encore lieu de stratégie. Mais pas pour très longtemps, s’il est vrai que la déstabilisation des systèmes et les mouvements de crises sont à tel point généralisés qu’une nouvelle réaction répressive est difficilement prévisible, que par conséquent une maturation ultérieure des mouvements est nécessaire. A l’Est le pouvoir constituant est de toute façon à l’ordre du jour.

(Traduit par Marilène Raiola)

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Polizeiwissenschaft
Mise en ligne mai 1990
par Toni Negri

« La réforme de la police est le grand laboratoire de la modernisation de l’administration publique. » (M. Rocard)

Que la « Polizeiwissenschaft » soit, au moins depuis le XVIIIe siècle, le laboratoire privilégié des sciences de l’administration, c’est un fait bien connu. De même que l’on sait que le grand droit public allemand, où se sont abreuvés toutes les écoles juridiques européennes, y compris et surtout celles jacobines, est lui-même enraciné dans « la science de la police ». Dans l’histoire du droit public européen la « Polizeiwissenschaft » constitue le moyen terme entre les traités machiavéliens sur le pouvoir et sur la gestion, la science naissante de la fiscalité et la codification progressive des droits publics subjectifs. La « Polizeiwissenschaft » est organiquement liée au développement de l’État moderne et à la formation de l’Étatvéritable laboratoire de la modernisation de l’administration publique. Lorsque aujourd’hui l’étatiste Rocard le rappelle, avec une solennité exempte de toute ironie, il est impossible de ne pas lui reconnaître une mémoire historique profonde. Il existe cependant plus d’une façon d’approfondir la connaissance historique des sciences que nous pratiquons. Foucault, par exemple, dans ses leçons de la fin des années 70, en reconnaissant dans la « Polizeiwissenschaft » allemande un modèle disciplinaire extrêmement raffiné, en même temps il mettait en avant un certain désir de liberté – pour renforcer de façon critique la capacité du sujet politique de voir et de désarticuler le réseau de dispositifs fonctionnels, la série causale et la sémantique conceptuelle, déterminés par l’enchevêtrement de la police et de l’administration. Comme Machiavel en son temps, Foucault nous dit : tel est le pouvoir, telles sont ses dynamiques et ses qualifications, – c’est à l’intérieur de ces circuits pervers et de ces relations coercitives que la subjectivité doit se produire. Rocard, en revanche renverse le raisonnement et substitue à la science du pouvoir l’apologie de la « raison d’État ». Contre Machiavel, resurgit l’antimachiavelisme, c’est-à-dire une théorie de la gestion de l’État fondée sur la conviction du caractère non éthique du politique. Mais, nous objecte Rocard, face à cette accusation, pourquoi faudrait-il encore aujourd’hui scinder l’analyse critique du pouvoir de l’art de gouverner, aujourd’hui, alors que la tâche du gouvernement est d’agir dans une société sans politique, sans alternative, dans une société techniquement normalisée et qui n’est soumise pour toute règle qu’à sa reproduction ordonnée ? C’est dans un tel cadre, lorsque, autrement dit, la police ne doit pas faire front à l’émergence d’antagonismes, qu’elle peut se dissoudre dans l’administration publique. Et vice versa. Les contenus de violence et de répression qui caractérisent l’activité de la police, dans une société pacifiée s’avèrent dérisoires. La prévention tient lieu de répression. La modernisation se présente comme un flux de décisions administratives adéquates qui accompagnent et soutiennent la reproduction sociale. La qualification de l’action administrative, et sa justice, correspondent à un ajustement légal et consensuel que le mécanisme administratif produit en vue de l’équilibre social et de sa production permanente. La modernité se réalise dans la postmodernité. Pourquoi railler cette sage et pacifique « Polizeiwissenschaft » ?
Mais est-il vrai que nous vivons dans une période de « déficit du politique » qui tend à se généraliser ? Cette affirmation semble tout à fait contradictoire dans le cadre même d’un raisonnement policier « à la Rocard », puisqu’il est clair que le « déficit du politique » a pour conséquence implicite une extraordinaire expansion de la sphère d’intervention de l’État. D’autre part si l’on constate la méthode de gouvernement pratiquée dans la plupart des pays occidentaux, le déficit du politique, et l’euphorie libérale qui s’ensuit, ne sont qu’une pure fiction. En effet, la crise de l’État keynésien, avec son cortège de déréglementations, de privatisations, de transformations financières du capital et de restructurations sauvages de l’industrie, loin de révéler un déficit, témoigne plutôt d’un excès d’intervention du politique – et de l’État en particulier. Chaque fragment de la dynamique économique et politico-sociale est caractérisé par une série d’opérations de contrôle politique et de restructuration de l’intervention de l’État qui ont conduit à une densité exceptionnelle l’adhérence du politique à la société. Ce n’est pas un hasard si la théorie administrative qui a accompagné et rationnalisé ces opérations d’intervention est celle du systémisme. Pour celle-ci, l’intervention de l’État doit avoir un caractère global, aussi bien sur le terrain économique que sur le terrain social et politique. La qualification de tout événement est ramenée à une notion de contingence – contingence absolue, qui exclut toute dimension ontologique du circuit des procès sociaux. Chacun des éléments du système est équivalent et indifférent et la circularité est totale. « Les concepts traditionnels d’autoréférence, de réflexivité, de réflexion sont transférés de la théorie du sujet à la théorie des systèmes : ils sont traités comme des structures de la réalité et la connaissance apparaît alors au sein du système comme un cas du procès d’auto-abstraction de la réalité » (Luhmann). Dans ces conditions les questions sur la réduction de la complexité croissante des systèmes et sur l’identification du sens de l’intervention administrative ne se posent même pas – ou mieux, elles sont parfaitement immanentes au système. « Il s’ensuit un procès sans structure, une évolution sans solutions de continuité, où le moment de la contradiction et du conflit se trouve éloigné dans l’infinie possibilité de le différencier à travers la structure du pouvoir (monétisation, juridicisation, politicisation, dépoliticisation, etc.). Dans l’évolution de la théorie des systèmes, même la décision n’est plus qu’une fonction du changement contingent des structures ». La dimension globale de l’intervention administrative se révèle ainsi articulée par un procès indéfini de manipulations, dans l’espace et dans le temps, et la combinaison de ces opérations construit l’État comme figure centrale et exclusive de toute production de subjectivité. Il s’agit d’une espèce de machiavelisme social.

Mais notre « Polizeiwissenschaft » se veut démocratique. Et son caractère démocratique ne saurait simplement se réduire à l’élimination de la violence au profit de l’élément systématique de l’intervention étatique ou à la substitution de tout élément répressif par le préventif. En quoi consiste alors la démocratie de la machine systémique ? Sur quelles valeurs s’appuie-t-elle ? Dans la vulgate contemporaine de la théorie de l’État à l’usage des gouvernements démocratiques, le goût pour le néo-contractualisme se greffe ici sur la solide vigne du systémisme ; plus ou moins jusnaturaliste, à la Nozick, plus ou moins transcendantal et néokantien, à la Rawls (leurs pendants français sont bien connus). La physique sociale du systémisme se conforme alors à des schémas d’équilibre macro-social et est soutenue par une politique de procédures qui forment continuellement l’interaction des sujets. Les sujets sont considérés comme coopérateurs d’un procédé de constitutions d’équilibres dynamiques – le mot d’ordre est : de l’ordre à l’équilibre. La démocratie est équilibre. Mais l’équilibre est difficile : d’un point de vue formel il ne peut être conçu que comme relation réflexive des sujets, l’un par rapport à l’autre. Rawls, en soutenant cette position formelle, développe jusqu’à ses extrêmes conséquences, d’un côté les sollicitations de l’école anti-utilitariste des années 30 (d’un von Hayek, d’un Lionel Robbins, etc.), de l’autre le réalisme sceptique d’un Arrow et d’un Pareto. L’équilibre est dépourvu de contenus. Il ne peut être orienté que par un principe de réciprocité purement formel. Mais la réalité est différente, le sens des procès sociaux est toujours déterminé et ses temps ne sont jamais instantanés – la formation des revendications et des définitions des droits subjectifs s’accumulent dans le temps et dans l’espace. Les procédures contractuelles deviennent donc des procédures de négociation continuelles. Ou encore, et c’est beaucoup plus fréquent, anticipation, de la part de l’État et de l’administration, du procès de négociation, à travers une activation institutionnelle de prétendus sujets. Le procès s’achève dans la production de règles singularisées, dans une production exceptionnelle de droit objectif, par l’élaboration continuelle de règlements. Là où la théorie des systèmes s’appelle Adam, le néo-contractualisme s’appelle Eve, et le serpent n’est pas encore intervenu pour briser l’heureuse union. La démocratie consiste donc, au sein de notre « Polizeiwissenschaft », dans un dispositif de remplissage contractuel d’une physique de l’équilibre, dans une continuelle et infatigable procédure de soutien d’un schéma formel d’équilibre. La démocratie de la « Polizeiwissenschaft » est une substitution au réel. On voit combien le politique se substituant au réel, on peut difficilement parler ici d’un « déficit politique ». Le discours de l’État est omniprésent, surtout là où le libéralisme l’emporte, là où s’affirment des comportements contractuels, où agissent des procédures singularisées. La capillarité de la combinaison systématico-contractuelle vit d’un cablage microsociologique tous azimuts. Le statu quo est toujours nouveau. Le « centre » n’est plus un concept parlementaire mais une dérive métaphysique. On ne peut gouverner autrement.
Qu’on nous permette ici une brève digression pour nous demander si, à la base de la théorie autogestionnaire de Rocard, ne se trouvait pas le même concept que celui qui fonde aujourd’hui la pratique du Rocard étatiste. Apologie d’un centre systémique immobile, mutatis mutandis.

La primauté de la démocratie sur la philosophie est invoquée pour affirmer l’efficacité d’une idée d’équilibre (politique, social, constitutionnel) totalement déréalisé. Richard Rorty a avancé cette thèse, en tentant de concilier l’axe systémique-contractuel de la science du gouvernement contemporain avec une réhabilitation en bonne et due forme du conventionnalisme linguistique de la tradition pragmatique américaine. Les transcendantaux formels de l’« équilibre réflexif » et les matrices opérationnelles d’identification des sujets systémiques s’accompagnent d’une philosophie du sens commun. En réalité, cette intervention indique une première difficulté essentielle du schéma systémico-contractuel et tente de lui imposer un remède de l’intérieur. Cette difficulté consiste en ce que l’affaiblissement de l’horizon normatif ne peut de toute façon exclure des procédures de nomination par des références réelles. Le problème de la déréalisation se déplace donc des procédures systémico-formelles aux pratiques de nomination des acteurs du procès administratif. Comment accéder à ses pratiques sans céder du terrain à l’ontologie ? Selon Rorty les valeurs traditionnelles et conventionnelles d’une démocratie laïque et réformiste devraient permettre de donner un sens à une science de gouvernement systémico-contractualiste. Mais cet espoir de Rorty, qui voudrait s’affranchir de l’horizon du formalisme, se heurte aux déterminations effectives des pratiques de nomination : celles-ci ne se réalisent pas sur le terrain pur que le jusnaturalisme démocratique suppose, mais sur un espace encombré d’irréversibles et imperméables excès institutionnels. Le problème de la nomination ne peut être différencié de celui des régulations. La nomination s’accomplit au sein de schémas et de hiérarchies d’interdépendances, de cadres de régulations. La nomination consiste à fabriquer des sujets ou des conflits auxquels puissent être superposés des compromis institutionnels, et à produire des entités pouvant être insérées dans les mécanismes de réduction de la complexité : nomination, communication, arbitrage, restructu ration marchent ici d’un même pas. L’idéal de démocratie qui soutient la rectification rortyenne du discours systémico-contactualiste, se voudrait un idéal jeffersonien, une démocratie sans frontières, là au contraire où la « Polizeiwissenschaft » assume un modèle socio-politique replié vers l’intérieur, vers des espaces limités et des temps déterminés. La science juridique du postmoderne rend évanescents des noms qui ont au contraire une existence réelle. Le conventionalisme linguistique même a fini par exprimer la nécessité d’un référent réel du procès de la nomination, plus qu’il n’en formalise les résultats. Rorty ne résout pas le problème de la science juridique systémico-formelle, mais se contente de le souligner.
Mais qui nomme qui ? Où, quand ? Qui a l’autorité de nommer ? L’occultation de ces questions par l’épistémologie systémique revient à expulser l’intelligence de la science politique. Nous n’avons jamais, autant que ses dernières années, fait l’expérience de la stupidité désastreuse des analystes politiques et de leur efficacité. Le délire systémique des kremlinologues leur a empêché de voir la révolution en cours dans la société du « socialisme réel », l’engouement pour le marché a par ailleurs poussé les démocrates dans le précipice grotesque du reaganisme et du tatchérisme. Le totalitarisme du Goulag et la belle démocratie athénienne sont autant de chimères qui ont obnubilé les cerveaux. Tel est le fond idéologique sur lequel la « Polizeiwissenschaft » a pu se constituer, en évacuant les problèmes réels : entre le « déficit du politique » et l’orgie de l’idéologie. Et maintenant ? La débandade est totale. Quelle profonde nostalgie nous envahit pour la vieille science politique réactionnaire d’un Raymond Aron ou d’un Norberto Bobbio, qui pouvaient affirmer et dire qu’il existe quelqu’un pour commander et quelqu’un pour obéir, quelqu’un qui exerce l’autorité et quelqu’un qui s’y oppose, que la révolution est toujours aux portes et qu’il est nécessaire de savoir la combattre… Mais alors, qui nomme qui ? L’expulsion du problème ontologique de la science juridique et politique n’a fait pour le moment que rendre plus difficile le questionnement théorique sur le non-sens et l’a enveloppé dans un réseau inextricable de tautologies. L’affirmation selon laquelle la technique du pouvoir et des procès consensuels puisse être organisée linéairement selon des critères non équivoques de rationalité, ou que les équilibres contractuels puissent reposer sur des équivalences génériques, est moins fausse qu’inconsistante du point de vue du statut logique des raisonnements. Les différences entre des codes linguistiques, des déterminations pratiques qui proviennent des thèmes communicatifs entre les différentes séquences temporelles au sein desquelles les dispositifs de l’obligation et du consentement se forment – sont incompressibles. Seule la prise en considération de ces problèmes et leur déplacement sur le terrain de l’histoire concrète et des rapports de force qui se déterminent en elle, peuvent permettre de redéfinir les catégories du discours politique. Et d’en finir avec les délices théoriques de la « Polizeiwissenschaft ».

Ces observations critiques, semblables à celles que l’école habermasienne soulève contre la « Polizeiwissenschaft », ne doivent pas cependant nous inciter à penser qu’un renforcement possible de l’analyse en des termes empiriques ou une utilisation plus efficace d’instruments herméneutiques (comme précisément Habermas le prétend) puissent nous permettre un déplacement du problème. Si un déplacement est possible, ce n’est que sur la base de la démystification de la phénoménologie du pouvoir que la « Polizeiwissenschaft » nous présente. Autrement dit, contrairement à ce qui se produit dans les écoles du transcendantalisme communicatif (Habermas) ou de la nouvelle herméneutique (Rorty), la « Polizeiwissenschaft » enregistre une transformation réelle, le changement du paradigme social des dernières décennies du xxe siècle. Elle enregistre et mystifie, à travers l’excédent politicoadministratif qu’elle produit, la plus grande extension des rapports de communication et de coopération qui ont investi et transformé le tissu social et productif. Elle enregistre et mystifie, à travers la multiplication des procédures et la manipulation des acteurs, des espaces et des temps différents dans le rapport social, l’émergence et l’articulation multilatérale des nouveaux sujets de la production sociale. La socialisation et en même temps la singularisation maximales du tissu social et productif se voient traduites dans l’extension de l’intervention administrative, pour déterminer sur elles un effet de contrôle et d’instrumentation fonctionnel. La vérité de l’administration est, en ce sens, supérieure à la vérité de la démocratie. L’administration révèle ce que la démocratie cache, autrement dit l’extraordinaire intégration de la coopération productive, le fait que sur le marché politique se présentent moins des citoyens que des producteurs collectifs et que les tendances immanentes au développement de la coopération productive doivent être soumises à des schémas fonctionnels de production de subjectivité subordonnée (ou simplement ordonnée). La vérité de l’administration est portée à un niveau ontologique plus élevé que la vérité de la démocratie – et si nous voulons restaurer la démocratie nous ne pourrons le faire qu’après nous être hissés jusqu’à cette hauteur. Autrement dit, après avoir compris que la « Polizeiwissenschaft » est la forme dans laquelle la science administrative s’organise dans la crise du vieux paradigme disciplinaire, en percevant toutefois les potentialités du nouveau modèle social, toujours plus communicatif, toujours plus coopératif, comme généalogie et consolidation de nouvelles subjectivités collectives. Les finalités réactionnaires de la nouvelle science du gouvernement ne peuvent occulter la nouveauté des événements enregistrés. Les limites de la « Polizeiwissenschaft » ne consistent pas dans sa capacité de produire une image du social mais dans le fait qu’elle est réduite à être une pure fonction de contrôle, et au fait de se confronter avec une relative imperméabilité du nouveau paradigme social. Dans la tentative d’exproprier la nouveauté du réel, en lui substituant un procès politico-administratif.
La « Polizeiwissenschaft » met fin au problème de la légitimation, tel que toute une tradition millénaire de la pensée politique l’avait posé : élaboration du concept d’obligation du citoyen vis-à-vis de l’État, élaboration du concept d’autorité à l’intérieur et au-dessus de la société. Le problème de la légitimation ne se pose plus dans la mesure où toutes ses déterminations sociales sont désormais considérées comme vides. La « Polizeiwissenschaft » vit du vide de l’être social. C’est l’État et sa reproduction qui sont au centre de la théorie politique : les citoyens sont des individus, des producteurs que le système du pouvoir organise et fait vivre. Le vide, le néant ontologique sont à la base de la théorie moderne de l’État. Le « déficit du politique » loin d’être une catégorie sociologique est une catégorie métaphysique, elle n’est pas cependant moins réelle pour autant. Le pouvoir de nomination est devenu absolu par manque de toute référence réelle – mais ce manque de référent est réel. L’administration de la communication, la production de la subjectivité supplantent le réel. Ce n’est pas seulement la théorie démocratique de la légitimation qui est éliminée – mais aussi la théorie autoritaire du pouvoir, de Hobbes à Schmitt : il n’y a plus ni amis ni ennemis. Le lien social, son incidence aussi bien sur les procès de coopération que de légitimation sont rendus dérisoires. « Pourquoi faut-il obéir » : ce problème est évacué par une phénoménologie de l’obéissance que l’on prend pour la réalité normative, pour un cadre général de référence immuable. La nécessité du pouvoir est non pas démontrée mais postulée. L’existence du pouvoir, de ce pouvoir actuel, a la même opaque mais inviolable nécessité qu’un événement naturel.

Une fois de plus, la mystification est plus vraie que sa critique. Ce qui ne veut pas dire qu’elle ne reste pas une mystification. Une fois de plus : si la critique veut atteindre la vérité elle doit traverser le contenu de réalité de la mystification. Que veut dire aujourd’hui traverser cette épaisseur vide mais efficace ? Toute réponse possible exclut, en premier lieu, une dimension réformiste de l’approche. La machine est impossible à réformer, non parce qu’elle est fermée mais parce qu’elle est tautologique. Tout contact avec elle ne fait que huiler ses rouages, entretenir son irrésistible circularité, chaque coup donné est un doigt arraché. L’utopie, en second lieu, est impossible : elle est toujours politique – mais où peut-elle se produire dans une réalité marquée par l’excès du politique ? De même que le réformisme ne trouve aucun espace dans l’horizon continu de la « Polizeiwissenschaft », de même l’utopisme ne trouve pas d’ouvertures temporelles dans la planification rigide des temps du pouvoir. Et alors ? Seul le vide de déterminations, le manque absolu du lien social peuvent déterminer une alternative. Seul une pratique de l’inconsistance du lien social s’avère capable de révolution. Tienanmen et Berlin représentent des masses d’individus désagrégés qui s’affirment intempestivement sur la scène du pouvoir. Ils constituent une puissance vide de déterminations positives qui se présente comme une alternative radicale. Ils n’ont rien à dire, sinon « ça suffit ». Ils présentent une puissance aussi vide que radicale. Une puissance pure. Un pouvoir constituant absolument sans détermination et capable dès lors de tous les possibles. Le néant ontologique est ici omnipuissant. Le réformisme et l’utopie assument la logique du principe de nomination : en face le pouvoir constituant est innommable. Au pouvoir s’oppose alors la puissance pure. La limite métaphysique de la pure multiplicité est l’unique alternative aux variations de l’unité, modulée par la théorie des systèmes, par le transcendantalisme, par la « Polizeiwissenschaft ». Dans ce cas aussi la démocratie prévaut sur la philosophie : mais ici la démocratie n’est pas un fétiche formel ni même l’utopie d’un parcours indéfini de temps et d’espace. Ici la démocratie est le pouvoir constituant de la multitude. C’est la révolution continue comme forme du gouvernement. C’est l’imagination au pouvoir.
Le paradigme de la communication peut être divisé en deux : d’un côté l’information, de l’autre l’imagination. Le paradigme de la communication est celui de la production de la subjectivité : celle-ci aussi est divisée en deux, entre « qui nomme » et « qui exprime ». Rocard nomme, Tienanmen et Berlin expriment, créent. D’un côté le pouvoir, de l’autre la puissance constituante. Mais surtout, d’un côté le pouvoir, de l’autre le savoir. Le savoir des plus nombreux, la coopération du travail, le néant des déterminations politiques et le tout des déterminations cognitives, le vide de l’être politique (nommé) et le plein du travail (constituant). L’économie politique de la volonté du savoir est le défi que lance la multitude à la « Polizeiwissenschaft ». Le grand laboratoire de la modernisation de l’administration publique n’est pas la police mais l’imagination. Aujourd’hui, poser le problème du pouvoir consiste à se demander qui produit la subjectivité. La réponse de Rocard nous semble, quant à nous, parfaitement cohérente. Mais Tienanmen, Berlin et nos entrailles se révoltent : sur le vide de déterminations concrètes, sur le plein d’un savoir qui n’acceptera jamais d’être systématisé. De plus, l’Angelus Novus qui illumine la fin du XXe siècle semble avoir confiance et donner un sens à notre désir.

(Traduit par Marilène RAIOLA)

Valeur-travail : crise et problèmes de reconstruction dans le postmoderne.
Mise en ligne février 1992
par Toni Negri

1. Dans la tradition marxiste, la théorie de la valeur se donne sous deux formes. La première comme théorie du travail abstrait, présent dans toute marchandise, le travail étant dès lors la substance commune de toutes les activités de production. Selon cette perspective, tout travail se trouve ramené à du travail abstrait, ce qui permet de faire clairement apparaître, derrière toutes les formes particulières que peut prendre le travail à des moments déterminés, une force de travail social globale capable de se transférer d’un usage à un autre en fonction des besoins sociaux et dont l’importance et le développement dépendent en dernière analyse de la capacité de production de richesses de la société. Le marxisme passe de cette vision qualitative à une conception quantitative, centrée autour du problème de la mesure de la valeur du travail. “La grandeur de la valeur exprime le lien existant entre un certain bien et la partie de l’ensemble du temps de travail social nécessaire à sa production” (Sweezy) et on peut l’exprimer en unité de “travail simple”. La tâche principale de la théorie de la valeur naît de cette définition de la valeur comme grandeur. Le problème qu’elle pose, c’est celui de la recherche des lois qui règlent la répartition de la force de travail entre les différents secteurs de la production dans une société de producteurs de marchandises. Pour utiliser une expression moderne, la loi de la valeur est donc essentiellement une théorie de l’équilibre général, développée dans un premier temps en référence à la production de marchandises simples et adaptée par la suite au capitalisme (Sweezy). Une des principales fonctions de la loi de la valeur est de mettre clairement en évidence que, dans une société productrice de marchandises, bien qu’il n’y ait ni centralisation, ni coordination dans la manière dont s’effectuent les choix, il existe un ordre ; ce n’est pas le chaos pur et simple. C’est la tâche de la loi de la valeur d’expliquer comment tout ceci se produit et quel en est le résultat. La loi de la valeur donne donc une rationalité aux opérations que les capitalistes effectuent sur le marché aveuglément, par le jeu de la concurrence, des pressions qu’ils exercent les uns sur les autres, et des dérapages et des ravages qui s’ensuivent. La loi de la valeur c’est la conservation de l’équilibre social au sein du tumulte de ses fluctuations accidentelles (Sweezy). Il s’ensuit que là où la répartition de l’activité productive est soumise à un contrôle conscient, la loi de la valeur perd de son importance. La loi de la planification peut prendre sa place. “Dans la pensée économique d’une société socialiste, la théorie de la planification devrait tenir la même place fondamentale que la théorie de la valeur dans une société capitalistique. Valeur et planification s’opposent tout autant et pour les mêmes raisons que capitalisme et socialisme” (Sweezy). Walras ne pensait pas autrement.

2. Cependant chez Marx la loi de la valeur se présente sous une deuxième forme, en tant que loi de la valeur de la force de travail. En quoi consiste cette seconde forme de la loi de la valeur ? Elle consiste à considérer la valeur du travail non pas en tant que figure d’équilibre mais en tant que figure antagoniste, sujet de rupture dynamique du système. Dans toute l’oeuvre de Marx, aussi bien avant qu’après la dite “césure” théorique, le concept de force de travail est considéré comme élément valorisant de la production d’une manière relativement indépendante du fonctionnement de la loi de la valeur. Ce qui veut dire que l’unité de valeur est d’abord identifiée dans le rapport au “travail nécessaire” qui n’est pas une quantité fixe mais un élément dynamique du système : qualifié historiquement, le travail nécessaire est déterminé par les luttes de la classe ouvrière, il est donc le produit de la lutte contre le travail salarié, de l’effort pour transformer le travail, pour le soustraire à sa misère. C’est ainsi qu’un second point de vue se constitue qui fait de la loi de la valeur non pas une loi d’équilibre du système capitalistique mais bien au contraire le moteur de son déséquilibre constitutionnel. Dans cette perspective, il faut penser la loi de la valeur comme une partie de la loi de la plus-value, en tant qu’élément qui déclenche la crise constitutionnelle de l’équilibre. Quand la loi de la valeur s’applique à l’ensemble du développement capitalistique, elle engendre la crise – crise non seulement de circulation et de disproportion (en tant que telles, ces crises-là peuvent être rapportées au modèle de l’équilibre du système), mais crise provoquée par les luttes, par le déséquilibre subjectif du cycle, par’ l’impossibilité de contenir la croissance de la demande, i.e. des besoins et des désirs des sujets. Dans ce cadre la loi de la valeur/plus-value se présente comme une loi dialectique des luttes, de la déstructuration continuelle et de la restructuration non moins continuelle du cycle de développement capitalistique – et en même temps comme loi de la composition et de la recomposition de la classe ouvrière comme puissance de transformation.

3. Ces deux formes de la loi de la valeur se présentent et s’articulent différemment dans l’oeuvre de Marx. La première forme a été surtout développée par les différentes (mais elles n’en sont pas moins homogènes) écoles qui se sont succédé entre la Seconde et la Troisième Internationale, et s’est trouvée définitivement consacrée par le concept soviétique de planification. La seconde forme de la loi de la valeur/plus-value s’est développée dans le marxisme révolutionnaire hétérodoxe, et elle a surtout été étudiée, approfondie et appliquée par l’opéraïsme italien des années 1960-70. Même sous sa seconde forme, la loi de la valeur a toujours conservé sa structure dialectique. La thèse que je voudrais formuler ici est que – dans le développement de la composition de classe, tout au long de la maturation du capitalisme jusqu’à la période post-industrielle – la première forme de la loi de la valeur s’épuise et rejoint la seconde forme de la loi. Mais, et ceci est fondamental, au sein même de cette jonction, la loi de la valeur se trouve radicalement renouvelée, dépassant définitivement la structure et la réalité dialectique de la définition.

4. L’extinction de la première forme de la valeur passe par l’approfondissement de ses contradictions internes. La première contradiction est celle qui oppose “travail simple” et “travail qualifié ou complexe”. Le second ne peut être ramené à un multiplicateur du premier considéré comme unité de mesure. C’est ainsi que s’engendre le paradoxe selon lequel la valeur d’usage la plus haute du travail qualifié, c’est-à-dire sa productivité la plus élevée, paraît se déduire de la valeur de son produit plutôt que l’expliquer. La seconde contradiction oppose “travail productif’ et “travail improductif’. Le travail productif, c’est celui qui produit du capital, à l’inverse du travail improductif. Mais cette définition est complètement réductrice pour ce qui est du concept de productivité, de force productive en général. En effet, le travail productif en général (et ceci toujours d’autant plus que le travail est subsumé dans le capital) se définit davantage par son inscription dans la coopération que par rapport aux quantités formelles d’unités de travail simple qu’il réunit. C’est la coopération qui rend le travail productif, et la coopération augmente dans la mesure où se développent les forces productives. Enfin, la troisième contradiction réside dans le fait que le travail productif de la force de travail intellectuelle et scientifique est irréductible tant à la simple somme de travail simple qu’à la coopération, aussi complexe qu’elle puisse être. Le travail intellectuel et scientifique exprime la créativité. Désormais, ces contradictions sont réelles, c’est-à-dire qu’elles ne représentent pas seulement des contradictions logiques du système : elles suivent l’évolution du développement capitalistique où les contradictions deviennent des apories concrètes. Ainsi, si la distinction entre travail simple et travail complexe vaut pour la phase de la coopération simple, elle devient aporétique dans la phase de la manufacture ; la distinction entre travail productif et travail improductif vaut pour la manufacture et devient aporétique dans la grande industrie ; quant à la valeur productive du travail intellectuel et scientifique, elle devient hégémonique, à l’exclusion de toute autre figure productive, dans la période postindustrielle. Il est évident qu’au fur et à mesure de cette évolution, il devient impossible de considérer la loi de valeur comme mesure de la productivité globale du système économique et comme norme de son équilibre.

5. On peut considérer l’extinction de la loi de la valeur différemment, sous l’angle de la convergence des deux premières formes de la loi. Dans la seconde forme de la loi, on a considéré la valeur d’usage de la force de travail comme le facteur déterminant de la dynamique du développement capitalistique. Ce qui signifie que, à travers la relative indépendance de ses variations, la force de travail globale contraint le capital à une réorganisation permanente de l’exploitation, à une intensification de plus en plus grande de la productivité et à une extension de plus en plus globale de sa domination. Le premier procès (d’intégration intensive) se caractérise par l’évolution du capitalisme vers des niveaux de plus en plus élevés de composition organique de la structure productive (de l’extraction de plus-value absolue à l’extraction de plus-value relative, du capital industriel au capital financier, etc.) ; le second procès (d’extension globale de la domination) est caractérisé par l’évolution du capitalisme passant de la subsomption formelle du travail à la subsomption réelle de la société dans le capital. La seconde forme de la loi de la valeur donne donc naissance à une sorte d’histoire naturelle du capital, régie par la dialectique entre valeur d’usage de la force de travail et procès de subsomption capitalistique. C’est là une mauvaise dialectique qui pose une indépendance relative de travail, au coeur du développement capitalistique, jusqu’à l’intégration maximum (intensive et extensive) de la valeur d’usage par le capital. C’est donc une mauvaise dialectique qui fait de l’évolution de la valeur d’usage de la force de travail la clef de voûte de l’extension universelle de la valeur d’échange. Mais une fois que toute la dimension exogène de la valeur d’usage de la force de travail a été réduite à la valeur d’échange, comment la loi de la valeur peut-elle encore exister et avoir une quelconque validité ?

6. On peut encore considérer la convergence et l’extinction de deux formes de la loi de la valeur sous un autre angle. Le concept de valeur est conçu à l’origine comme mesure temporelle de la productivité. Mais sous quelle forme le temps peut-il devenir mesure de la productivité du travail social ? Si le travail social recouvre tout le temps de la vie et investit tous les secteurs de la société, comment le temps peut-il mesurer la totalité dans laquelle il est impliqué ? Nous nous trouvons effectivement devant une tautologie. Après avoir fait la preuve de son incapacité à mesurer la différence qualitative (coopérative, intellectuelle, scientifique) dans le procès de travail, la loi de la valeur fait la preuve de son incapacité à établir la distinction entre la totalité de la vie (ou encore des rapports de production et de reproduction) et la totalité du temps dont elle est tissée. Quand le temps de la vie est devenu entièrement temps de production, qui mesure quoi ? Le développement de la loi de la valeur sous sa seconde forme conduit à la subsomption réelle de la société productive dans le capital : quand l’exploitation atteint de telles dimensions, sa mesure devient impossible. C’est alors l’extinction, à la fois de la première et de la seconde figure de la loi de la valeur.

7. Le fait que la loi de la valeur ne puisse plus mesurer l’exploitation ne signifie pas que l’exploitation ait disparu. Ce qui a disparu, c’est seulement la forme dialectique de la loi de la valeur, c’est-à-dire la forme de l’équivalence des éléments quantitatifs simples, de la mesure du procès, de la constitution du développement. La loi de la valeur demeure comme loi de la plus-value, et donc comme norme juridique et comme loi politique, comme commandement et/ou contrôle de la société dans la subsomption capitalistique. L’exploitation est donc rejetée hors de toute mesure économique ; sa réalité économique est fixée en des termes uniquement politiques ; l’exploitation est fonction d’un procès de reproduction sociale ayant pour finalité le maintien et la reproduction du commandement capitalistique. Le concept de mesure dépérit, s’éteint : la reproduction du système capitalistique s’ordonne selon des processus de disciplinarisation et/ou de contrôle de la société et de ses différentes parties. C’est ainsi que la constitution matérielle de la force de travail et de la journée de travail dans la société de la subsomption réelle ne peut être comprise et dirigée qu’à partir de l’organisation de la force, du point de vue politique, de la constitution politique. Le capital n’exerce son pouvoir sur la société de la subsomption réelle que sous des formes politiques (monétaires, financières, bureaucratiques, administratives). C’est en exerçant le commandement sur la communication que le capital exerce son commandement sur la production – ce qui signifie qu’il n’existe plus de théorie de la production qui se distingue de la pragmatique du gouvernement de la production, qu’il n’existe plus de théorie de l’organisation sociale du travail, de la journée de travail et de la répartition des revenus qui se distingue du commandement sur tout l’ensemble.

8. La loi de la valeur en tant que loi dialectique (loi de la mesure) a donc définitivement implosé – mais l’exploitation demeure. Il s’agit d’une exploitation d’autant plus féroce et absurde qu’en l’absence de la dialectique, la logique du capital n’est plus fonctionnelle au développement, n’est plus que pouvoir d’assurer sa propre reproduction. La fin de la dialectique montre clairement que la fonction capitalistique dans la production est purement parasitaire.
La forme dialectique étant dépassée, est-il possible de redéfinir la forme de la valeur en tant que subjectivité positive affirmative ? Ou encore, comment la loi de la plus-value et de l’exploitation se déplace-t-elle, et quelle nouvelle figure peut prendre éventuellement l’antagonisme ?
Nous ne prétendons pas donner ici une réponse définitive à une question ouverte, pour laquelle il existe plusieurs réponses possibles, entre lesquelles seule la pratique révolutionnaire aura le droit de choisir. Il nous suffit d’identifier les différents champs dans lesquels se développe la réflexion et d’indiquer la problématique que nous préférons.
a) Il y a ceux qui soulignent que la rupture d u fonctionnement dialectique de la loi de la valeur laisse comme résidu un dualisme social extrêmement fort. La rupture n’implique donc pas un déplacement de la forme-valeur mais souligne l’émergence d’une position alternative au développement de la loi de la valeur, au commandement capitalistique sur ce développement. La fin de la dialectique de la valeur libère la valeur d’usage. Et c’est à partir d’elle que surgit toujours l’antagonisme valeur d’usage, auto-valorisation, exode sont les formes actuelles de l’antagonisme.
b) Une seconde position consiste à dire qu’une fois effectué le déplacement de la constitution de la valeur (en dehors des anciennes mesures de la valeur), une nouvelle dialectique peut être mise en mouvement. Autant dans la première position la rupture ignorait le déplacement, autant dans la seconde le déplacement évite la rupture. Dans cette perspective l’antagonisme se révèle à nouveau en tant que force qui impose le développement capitalistique, ou si l’on veut la gestion ouvrière rationnelle du développement. La dialectique peut être récupérée comme loi du processus historique, du progrès du travail.
c) Il existe une troisième position pour laquelle il semble possible de faire tenir ensemble la rupture du processus dialectique et le déplacement de la production de valeur. Ce qui signifie qu’il faut réinventer la valeur d’usage à l’intérieur de la subsomption réelle, en son indifférence. Ce qui signifie que le déplacement de la loi de la valeur, qui fait suite à l’éclatement de sa forme-mesure, est une innovation radicale de l’histoire. Si, en détruisant le temps comme mesure, le capital a imposé la verticalisation vide de son pouvoir, à l’intérieur de ce processus, le temps et la coopération se sont pourtant révélés substance commune. Là où la valeur d’usage a définitivement disparu, là, le travail nécessaire est devenu totalité. Faire de la subsomption réelle le nouveau territoire de la production, de la valeur, signifie donc poser l’antagonisme comme dimension collective globale. Dans cette perspective, l’antagonisme apparaît comme puissance, comme pouvoir constituant. La valeur d’échange est globalement réinventée comme valeur d’usage, dans la créativité de nouveaux sujets. C’est à cette dernière option révolutionnaire que va notre préférence.

Infinité de la communication/finitude du désir
Mise en ligne mars 1992
par Toni Negri
Jamais comme aujourd’hui, le rapport média-spectateur n’a été à ce point démonisé et cela ne fait qu’empirer. Qui plus est, on a voulu donner du message médiatique l’image d’une rafale de mitraillette s’abattant sur le spectateur – misérable cible d’un pouvoir omniprésent – et l’anéantissant. Ce moralisme obtus et déprimant a pris l’allure d’un rituel, plus particulièrement pour une gauche désormais incapable d’analyses et de propositions positives et qui continue à se cantonner dans d’inutiles lamentations. On nous représente une vie quotidienne dominée par le monstre médiatique comme une scène peuplée de fantasmes, de zombies prisonniers d’un destin de passivité, de frustrations et d’impuissances.
Cette démonisation n’est pas la seule composante de la définition du rapport média-public-vie quotidienne. La “science de la communication” lui est un bon support. Car en effet la communication est en permanence rabattue sur l’information, et les médias sont conçus comme des fonctions linéaires qui prolongent dans la société des messages d’une efficacité toute pavlovienne. Comme cela se passe déjà en linguistique, dans les sciences de la communication (ou plutôt dans les “soi-disant” sciences de la communication), le langage est aujourd’hui disséqué et sa subjectivité évacuée. Tout ce qui est éthique, politique, poétique, interactif, non immédiatement discursif, dans le rapport média/public (comme cela l’est déjà dans le rapport sujet/langage), est éliminé. C’est sur cette réduction scientifique (si l’on peut dire !) que prennent appui les conceptions terroristes des médias, les lamentations des moralistes et surtout une vision réifiée et intransitive de la vie politique se traduisant par : il n’y a rien à faire ! impossible d’échapper à cet esclavage ! C’est ici que se confirme la sacralité du pouvoir, dans cette toute nouvelle modernité.
La gauche ne sait que proposer la théorie de la manipulation et plaint les malheureux spectateurs qu’on réduit à des récepteurs passifs. Certes, il n’est pas dans nos intentions de nier les effets régressifs que provoque le monde des médias actuels sur ses utilisateurs. Certes, nous ne sommes pas insensibles à la dégradation du goût et du savoir collectif, non plus qu’à la colonisation des univers du vécu. De plus, il nous semble absolument évident que la machine médiatique ne produit pas du tout ces effets en toute innocence. Dans le système de pouvoir actuel elle produit consciemment des codes infectés et épidémiques, destinés à empêcher et à court-circuiter les mécanismes de production symbolique. Sélection stratégique et instrumentale des contenus informatiques, renversement systématique des sens et des valeurs, réduction extrême de l’information à la marchandise et de la communication à la vénalité et à la futilité : et allons-y gaiement !
Mais une fois reconnu tout cela, la théorie de la manipulation est-elle vraie pour autant, peut-on continuer à la soutenir ? Le catastrophisme et les invocations lyriques à se libérer de la domination des médias faiseurs de marchandises des derniers critiques de l’école de Francfort sont-ils encore d’actualité ? Non, l’être humain n’est pas unidimensionnel, et il faut résolument refuser ces conceptions dont nous avons parlé jusqu’ici et que la gauche moralisante et pessimiste a fait siennes. D’abord parce qu’elles sont fausses ; ensuite parce qu’elles ont pour résultat impuissance éthique et défaitisme politique.
Elles sont donc fausses. Ce n’est pas ici le lieu de reprendre les longues discussions, toujours intéressantes par ailleurs, qui ont accompagné le développement des sciences linguistiques et le dépassement d’un structuralisme mécanique et mesquin qu’elles ont opéré. Il suffit de se rappeler comment de Bakhtine à Hjelmslev, de Benjamin à Deleuze, pour ne citer que quelques auteurs essentiels, la grave distorsion objectiviste et fonctionnelle que la linguistique avait subie, a été réparée, au moins en partie. S’il est aujourd’hui possible de recommencer à parler de sciences de la communication c’est donc sur la base d’une théorie qui réintroduit des dimensions ontologiques et subjectivistes, des éléments autopoïétiques et créatifs, dans la description des agencements collectifs qui se constituent dans le tissu médiatique et communicationnel. L’opérativité collective, éthico-politique, émotive et créative, qui agit dans le monde de la communication, est un élément irréductible, une résistance qui ouvre sur d’autres voies : elle est essentiellement à la base de nouvelles constitutions des sujets et de nouvelles inter-relations qui ne cessent de se produire. L’ensemble “machinique” de la communication médiatique est un monde de transformation et de constitution, comme tous les autres mondes “machiniques” dans lesquels la vie de l’être humain se trouve insérée. Marx avait montré comment l’accumulation capitalistique en transformant progressivement l’être humain, c’est-à-dire le travailleur, développe au maximum sa productivité, en en faisant une force productive capable de s’auto-valoriser et donc d’être une force révolutionnaire. Par l’accumulation de communication, la conscience de l’être humain se transforme et il devient apte à une reconnaissance collective de cet élargissement des possibilités de savoir et des capacités de transformation qui, seules, peuvent lui assurer davantage de liberté.
Nous voici donc au coeur du problème, c’est-à-dire qu’il faut considérer le monde de la communication comme le lieu dans lequel les grandes forces sociales du savoir et de la communication se posent comme les seules forces productives. Le travail collectif de l’humanité prend consistance dans la communication et le paradigme communicationnel s’identifie peu à peu, mais avec une évidence de plus en plus grande, à celui du travail social, à celui de la productivité sociale. La communication devient la forme sous laquelle s’organise le monde de la vie avec toute sa richesse. La nouvelle subjectivité se constitue à l’intérieur de ce contexte de machines et de travail, d’instruments cognitifs et d’autoconscience poïétique, de nouvel environnement et de nouvelle coopération. Le travail humain de production d’une nouvelle subjectivité prend toute sa consistance dans l’horizon virtuel qu’ouvrent de plus en plus les technologies de la communication.
Il nous faut revenir une fois de plus à l’analyse et à la critique marxienne du travail pour retrouver dans ce processus le mécanisme de l’exploitation et les raisons de la révolution. Nous allons y revenir dans le cas présent : c’est-à-dire à ce stade où la communication nous apparaît désormais comme la machine qui domine toute la société, mais à l’intérieur de laquelle la coopération des consciences et des pratiques individuelles atteint son niveau de productivité le plus élevé -productivité du sujet, coopération des sujets, production d’un nouvel horizon tout à la fois de richesses et de libération. Au sein même de ce travail communicationnel, les résistances ultimes d’un monde capitalistique réifié, pris dans les déterminations fétichistes de l’horizon de la marchandise, s’affaiblissent : la réalité, la nature, la société se trouvent prises dans la consistance du flux des événements ; l’activité communicationnel de la force de travail, des consciences communicantes, des sujets coopérants devient donc capable de mettre en oeuvre, radicalement, la transformation sociale, sans autre limite que la finitude de notre désir. Une finité qui a pour seul obstacle l’infinité de la tâche.
Nous entrons dans une ère post-médiatique. La seconde critique que nous pouvons faire aux théories de la communication que le pouvoir nous offre aujourd’hui s’appuie sur cette constatation. C’est à partir de là que l’on peut démystifier la perspective d’un esclavage politique inéluctable (et de la poursuite de l’exploitation du travail). C’est-à-dire en étant conscient que le triomphe du paradigme communicationnel et la consolidation de l’horizon médiatique, par sa virtualité, sa productivité, l’extension de ses effets, loin de déterminer un monde pris dans la nécessité et la réification, ouvrent des espaces de lutte pour la transformation sociale et la démocratie radicale. C’est à l’intérieur de ce nouveau champ qu’il faut porter le combat.
Combat pour réduire tous les éléments et les agents qui répètent, dans le nouveau mode de production de la subjectivité, les vieilles normes, les codes et les paradigmes misérables de l’ancien art de régner : lutte de réappropriation des médias et de toutes les articulations de la communication. Les destructions à opérer dans ce champ sont innombrables : comment détruire le système privé et/ou étatique, le monopole capitalistique de la communication ?
Comment annuler l’intervention des professionnels de la communication et de tout le système de codes de pouvoir qu’ils véhiculent ? Comment miner le terrain sur lequel repose ce centre de production des appareils idéologiques ? Mais si les destructions à opérer sont amples et ardues, bien plus importantes encore et plus accaparantes sont les opérations positives à penser. Il s’agit d’imaginer et de construire un système collectif de communication d’où seraient exclus le privé et l’étatique. Il s’agit de construire un système de communication publique fondé sur l’interrelation active et coopérante des sujets. Il s’agit de relier communication/production/vie sociale dans des formes de proximité et de coopération de plus en plus intenses. Il s’agit en somme d’envisager une démocratie radicale dans la société comme dans la production, à mettre en forme dans les conditions de l’horizon post-média

La première crise du postfordisme.
Mise en ligne mars 1993
par Toni Negri

L’un des rares divertissements de cette gauche lugubre, accablée par le remords, les défaites et l’absence d’imagination, a été, pendant ces dernières années, de débattre sur le fait de savoir si l’on était entré ou non dans une nouvelle phase de l’organisation du travail et de la société – après le taylorisme, le fordisme et le keynésianisme. Ce qui semblait évident pour la majorité des gens doués de bon sens se révélait si difficile à digérer pour la gauche que, même quand l’évidence s’imposait (l’informatisation du social, l’automation dans les usines, le travail diffus, l’hégémonie croissante du travail immatériel, etc.), elle ne l’acceptait qu’avec force grimaces de dégoût, amorphisme caractérisé, accompagnées de « oui.. mais », et d’une tendance irrésistible à tourner en rond. L’effet était singulièrement comique. On ne voulait, en somme, admettre à aucun prix qui, tout avait changé après 1968 – donc pendant les vingt dernières années, et qu’en particulier, le refus du travail exprimé par la classe ouvrière, se combinant à l’innovation technologique qui s’en est suivie (justement les phénomènes d’immatérialisation du travail à grande échelle), avait déterminé une situation nouvelle et irréversible, aussi bien dans l’organisation du travail que dans celle de l’États et qu’il devait obligatoirement s’ensuivre une émancipation totale du mouvement ouvrier vis-à-vis de toute sa tradition, et l’invention déformes de lutte et d’organisation adéquates. La comédie a vite tourné à la tragédie. Vidées de toute référence à la réalité, l’idéologie et même la passion sincère qui animaient tant de militants se sont révélées par stupidité

Dans le numéro 10 de « Futur Antérieur », comme dans le présent numéro, nous avons cherché à rendre compte de l’intensité et de la profondeur des mutations du travail, tant dans sa situation que dans son concept, et des lois sociales qui en déterminent la nouvelle valorisation. Il devient aujourd’hui de plus en plus urgent de mettre à l’ordre du jour la question de la production d’une subjectivité adéquate à ces mutations.

Il s’agit d’œuvrer de l’intérieur même des modifications de la structure de classe, de la société, de l’idéologique, du politique. Il s’agit de poser au coeur du débat de nouvelles catégories : communication, nouvelle quotidienneté, nouvelles expériences d’exploitation et d’antagonisme.

Pendant longtemps, nous avons travaillé à cette nouvelle élaboration quasi dans la clandestinité. Aujourd’hui toute une série d’événements politiques – souvent superficiels mais non moins importants et répétés – semblent imposer une accélération du débat, semblent obliger tout le monde à abandonner tant les anciennes convictions que les ressentiments historiques et les incertitudes théoriques. Que se passe-t-il ? Ce qui se passe, c est que dans l’empire néolibéral dominant, un nouveau Président relance un New Deal extravagant, que dans l’Allemagne monétariste l’industrialisme revient au premier plan pour répondre au défi de l’unification nationale, que la droite française désormais victorieuse de dix années de mitterrandisme est, elle aussi, à la recherche de nouveaux corporatismes et de nouveaux industrialismes. Et enfin, il y a le big bang de Rocard : l’énarque de service propose aux socialistes et à la gauche de se reconnaître et de se réorganiser dans le postfordisme. Un fait cependant est plus fondamental : il fallait que la première crise du postfordisme se déchaîne, sans que nul ne sache comment la contrôler, pour que tout le monde accepte finalement de reconnaître que l’on se trouve dans une situation nouvelle – économiquement, politiquement, symboliquement. Nous y sommes donc, et en plein !

Certes, nous le savons depuis des années. Mais sera-t-il possible, – pour des militants qui ont vécu la crise de l’ancien mode de production et des vieilles organisations non pas comme une défaite, mais comme une nécessité – de réunir les énergies, de réinventer l’avenir, de construire des communautés de recherche et d’action vastes et déterminées ? Réussira-ton à étudier cette première crise du postfordisme comme la forme sous laquelle se présenteront les prochaines crises du nouveau mode de production et au sein desquelles la passion du communisme pourra de nouveau se faire expérience de masse ?

Revenons à notre sujet : l’analyse du travail. Quels sont les points autour desquels se concentre la première crise du postfordisme et qui la rendent désormais évidente ?

Le premier point réside dans laformidable asymétrie que révèle le système du commandement international entre les instruments du contrôle monétaro-financier et la valorisation productive. Asymétrie qui équivaut à crise. Car le commandement monétaire et financier en réclamant la socialisation de la production, la participation des classes laborieuses, la récupération des phénomènes de coopération productive, qui ont besoin de l’anticipation de l’entreprise capitalistique mais qui sont préconstitués par le développement social du travail immatériel, en laissant de côté les contradictions qu’il révèle en lui-même… et qui sont énormes, devient chaotique et incapable d’un projet rationnel quand il se trouve confronté aux nouvelles modalités de la valorisation du capital.
Le second point consiste dans la mise à jour de nouveaux antagonismes à l’intérieur de la nouvelle organisation du travail. Là, dans l’entreprise automatisée, la nouvelle valorisation doit s’en remettre à l’« âme » même de l’ouvrier, à l’épanouissement de sa liberté et de son intelligence ; dans le travail tertiaire, la nouvelle valorisation est basée sur la capacité du sujet qui travaille à recueillir et à utiliser la relation sociale dans l’acte productif ; dans le travail de la communication, la nouvelle valorisation s’instaure sur la créativité de la coopération, de l’élaboration du sens, dans le déploiement total de la subjectivité interactive ; dans la science, la nouvelle valorisation opère des agencements de machines complexes qui construisent en toute liberté une nouvelle nature. Dans chacun de ces cas la valorisation productive s’oppose, radicalement, au commandement. Le capital, la propriété, la disciplinarisation, la hiérarchie, l’État sont parasitaires par essence. Asymétrie du commandement et de la production égale Crise, équation valable au niveau économico-politique macroscopique et qui se vérifie de plus en plus au fur et à mesure que l’analyse plonge dans le microscopique, au niveau des individualités et des sujets collectifs de production. La vie productive réagit contre un ordre qui se veut légitime mais qui ne sait ni ne peut réorganiser le consensus, la participation, la représentation.

Dans cette crise objective, nombreuses sont les voies qu’essaient d’emprunter les forces sociales et politiques. Il y a celles que, dans le désespoir et l’égarement, de larges couches de la population recherchent quasi spontanément, prothèses illusoires pour se raccrocher hâtivement à un point de référence quelconque. Dans ce registre-là, les vieux nationalismes et les nouveaux localismes, les idéologies sécuritaires et les fantasmes le proximité s’articulent dans des formes confuses et monstrueuses L’Europe pullule d’espèces de ce nouveau zoo archaïque. Les guerres que ne petit manquer de produire cette irrationalité insidieuse, guerres intestines aussi bien qu’internationales, ont déjà resurgi sous nos yeux. Il existe une autre option, plus réfléchie mais tout aussi réactionnaire, qui retrouve elle aussi une vigueur inattendue : c’est la voie populiste, entendue au sens de la défense du statu quo, consistant en particulier, au sein des nouveaux paramètres de la production, à maintenir sous des formes nouvelles de vieux compromis institutionnels et corporatifs. Ce qu’on explique dans les milieux de la hiérarchie impériale de l’ordre monétaire (tout en reconnaissant que cet aspect de la crise est fondamental), c’est que le salut ne peut venir que de la recodification du flux du commandement international, en fonction des normes d’un ordre productif qui a fait ses preuves : sinon c’est le saut dans le vide qui nous attend.. Il n ’y a aucune difficulté à reconnaître là bon nombre des solutions politiques qui se présentent aujourd’hui sous l’appellation de nouvel industrialisme, keynésianisme rénové, relance « communautaire » (au sens américain du terme) de compromis institutionnels.

Des Strates importantes, tant du vieux mouvement ouvrier que des nouvelles couches libérales, épouvantées par la violence de la mutation productive, semblent de plus en plus s’accrocher à cette perspective de sortie de la crise. On y trouve tout un cocktail de positions, ou pluôt intensités différentes réunissant à la fois des éléments conservateurs, populistes et communautaires : actuellement des différenciations apparaissent déjà et nous pourrons très vite les voir s’organiser selon des projets politiques distincts. Mais ce qui semble l’emporter c’est la tendance à un « grand centre » communautaire. Le néo-interventionnisme de Clinton trouve l’appui de Perot l’industrialisme de Kohl semble sortir des studios du D. G. B. le big-bang de Rocard déplace résolument les équilibres politiques vers la sphère des idées fixes aristotélicienne du Royaume de France. La droite et le centre se réorganisent donc à l’intérieur du scénario de la première crise du postfordisme. Existe-t-il dans ce contexte un espace pour une refondation de la gauche ? Est-il possible, dans les conditions du postfordisme et de sa crise, de réorganiser une nouvelle social démocratie révolutionnaire ?

La question n’aurait aucun sens si l’on s’attardait seulement à considérer les aspects objectifs internationaux de la crise et les conséquences idéologiques et pratiques qui en découlent à ce niveau. Certes, ni les nouveauxfascismes, ni le grand centre communautaire ne réussiront à y répondre : la crise va s’aggraver au cours des prochaines années ; et en particulier, le caractère dramatique des conflits commerciaux et politiques internationaux va s’accentuer – dans une mesure inconnue jusque-là dans les années d’après-guerre. Par contre, une refondation de la gauche n’est pensable, et ne peut devenir la matière d’une praxis collective de masse, que si l’on place au coeur de notre analyse et de notre action les contradictions nouvelles qui agissent dans la production, et si tous les efforts tendent à découvrir, à imaginer et à organiser les nouvelles conditions de production de subjectivité antagonique. Ce sont les cerveaux des chercheurs qui veulent faire naître des énergies infinies et de nouvelles machines de vie, en soumettant la force de l’industrie et en l’orientant vers la libération collective ; ce sont les nouveaux travailleurs qui savent combien leur âme peut donner à la communauté de recherche et de travail à laquelle ils s’identifient de plus en plus ; ce sont les nouveaux sujets productifs, dans la communication, dans la production d’imaginaire, dans l’assistance publique qui conçoivent désormais le travail comme une coopération social- : c’est avec tous ces sujets-là qu’une nouvelle politique de gauche doit s’élaborer et devenir effective.

L’exploitation et la pauvreté sont toujours des réalités massives à déraciner, à détruire – mais les moyens sont là, comme la capacité de s’associer et par là de déterminer la subversion. Avec la première crise du postfordisme se rouvre un espace d’anticipation théorique et pratique, fondé sur de nouvelles contradictions, de nouvelles dynamiques de résistance, de nouveaux modèles de coopération, que les réactions capitalistiques, qu’elles soient populistes ou centristes, ne réussiront jamais à occuper, parce que seul celui qui a en main les clés pour réduire à néant la distance si courte qui sépare la domination capitalistique et le pouvoir constituant du travail vivant peut construire le futur.
Traduction Giselle Donnard