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Valeur-travail : crise et problèmes de reconstruction dans le postmoderne.
Mise en ligne février 1992
par Toni Negri

1. Dans la tradition marxiste, la théorie de la valeur se donne sous deux formes. La première comme théorie du travail abstrait, présent dans toute marchandise, le travail étant dès lors la substance commune de toutes les activités de production. Selon cette perspective, tout travail se trouve ramené à du travail abstrait, ce qui permet de faire clairement apparaître, derrière toutes les formes particulières que peut prendre le travail à des moments déterminés, une force de travail social globale capable de se transférer d’un usage à un autre en fonction des besoins sociaux et dont l’importance et le développement dépendent en dernière analyse de la capacité de production de richesses de la société. Le marxisme passe de cette vision qualitative à une conception quantitative, centrée autour du problème de la mesure de la valeur du travail. “La grandeur de la valeur exprime le lien existant entre un certain bien et la partie de l’ensemble du temps de travail social nécessaire à sa production” (Sweezy) et on peut l’exprimer en unité de “travail simple”. La tâche principale de la théorie de la valeur naît de cette définition de la valeur comme grandeur. Le problème qu’elle pose, c’est celui de la recherche des lois qui règlent la répartition de la force de travail entre les différents secteurs de la production dans une société de producteurs de marchandises. Pour utiliser une expression moderne, la loi de la valeur est donc essentiellement une théorie de l’équilibre général, développée dans un premier temps en référence à la production de marchandises simples et adaptée par la suite au capitalisme (Sweezy). Une des principales fonctions de la loi de la valeur est de mettre clairement en évidence que, dans une société productrice de marchandises, bien qu’il n’y ait ni centralisation, ni coordination dans la manière dont s’effectuent les choix, il existe un ordre ; ce n’est pas le chaos pur et simple. C’est la tâche de la loi de la valeur d’expliquer comment tout ceci se produit et quel en est le résultat. La loi de la valeur donne donc une rationalité aux opérations que les capitalistes effectuent sur le marché aveuglément, par le jeu de la concurrence, des pressions qu’ils exercent les uns sur les autres, et des dérapages et des ravages qui s’ensuivent. La loi de la valeur c’est la conservation de l’équilibre social au sein du tumulte de ses fluctuations accidentelles (Sweezy). Il s’ensuit que là où la répartition de l’activité productive est soumise à un contrôle conscient, la loi de la valeur perd de son importance. La loi de la planification peut prendre sa place. “Dans la pensée économique d’une société socialiste, la théorie de la planification devrait tenir la même place fondamentale que la théorie de la valeur dans une société capitalistique. Valeur et planification s’opposent tout autant et pour les mêmes raisons que capitalisme et socialisme” (Sweezy). Walras ne pensait pas autrement.

2. Cependant chez Marx la loi de la valeur se présente sous une deuxième forme, en tant que loi de la valeur de la force de travail. En quoi consiste cette seconde forme de la loi de la valeur ? Elle consiste à considérer la valeur du travail non pas en tant que figure d’équilibre mais en tant que figure antagoniste, sujet de rupture dynamique du système. Dans toute l’oeuvre de Marx, aussi bien avant qu’après la dite “césure” théorique, le concept de force de travail est considéré comme élément valorisant de la production d’une manière relativement indépendante du fonctionnement de la loi de la valeur. Ce qui veut dire que l’unité de valeur est d’abord identifiée dans le rapport au “travail nécessaire” qui n’est pas une quantité fixe mais un élément dynamique du système : qualifié historiquement, le travail nécessaire est déterminé par les luttes de la classe ouvrière, il est donc le produit de la lutte contre le travail salarié, de l’effort pour transformer le travail, pour le soustraire à sa misère. C’est ainsi qu’un second point de vue se constitue qui fait de la loi de la valeur non pas une loi d’équilibre du système capitalistique mais bien au contraire le moteur de son déséquilibre constitutionnel. Dans cette perspective, il faut penser la loi de la valeur comme une partie de la loi de la plus-value, en tant qu’élément qui déclenche la crise constitutionnelle de l’équilibre. Quand la loi de la valeur s’applique à l’ensemble du développement capitalistique, elle engendre la crise – crise non seulement de circulation et de disproportion (en tant que telles, ces crises-là peuvent être rapportées au modèle de l’équilibre du système), mais crise provoquée par les luttes, par le déséquilibre subjectif du cycle, par’ l’impossibilité de contenir la croissance de la demande, i.e. des besoins et des désirs des sujets. Dans ce cadre la loi de la valeur/plus-value se présente comme une loi dialectique des luttes, de la déstructuration continuelle et de la restructuration non moins continuelle du cycle de développement capitalistique – et en même temps comme loi de la composition et de la recomposition de la classe ouvrière comme puissance de transformation.

3. Ces deux formes de la loi de la valeur se présentent et s’articulent différemment dans l’oeuvre de Marx. La première forme a été surtout développée par les différentes (mais elles n’en sont pas moins homogènes) écoles qui se sont succédé entre la Seconde et la Troisième Internationale, et s’est trouvée définitivement consacrée par le concept soviétique de planification. La seconde forme de la loi de la valeur/plus-value s’est développée dans le marxisme révolutionnaire hétérodoxe, et elle a surtout été étudiée, approfondie et appliquée par l’opéraïsme italien des années 1960-70. Même sous sa seconde forme, la loi de la valeur a toujours conservé sa structure dialectique. La thèse que je voudrais formuler ici est que – dans le développement de la composition de classe, tout au long de la maturation du capitalisme jusqu’à la période post-industrielle – la première forme de la loi de la valeur s’épuise et rejoint la seconde forme de la loi. Mais, et ceci est fondamental, au sein même de cette jonction, la loi de la valeur se trouve radicalement renouvelée, dépassant définitivement la structure et la réalité dialectique de la définition.

4. L’extinction de la première forme de la valeur passe par l’approfondissement de ses contradictions internes. La première contradiction est celle qui oppose “travail simple” et “travail qualifié ou complexe”. Le second ne peut être ramené à un multiplicateur du premier considéré comme unité de mesure. C’est ainsi que s’engendre le paradoxe selon lequel la valeur d’usage la plus haute du travail qualifié, c’est-à-dire sa productivité la plus élevée, paraît se déduire de la valeur de son produit plutôt que l’expliquer. La seconde contradiction oppose “travail productif’ et “travail improductif’. Le travail productif, c’est celui qui produit du capital, à l’inverse du travail improductif. Mais cette définition est complètement réductrice pour ce qui est du concept de productivité, de force productive en général. En effet, le travail productif en général (et ceci toujours d’autant plus que le travail est subsumé dans le capital) se définit davantage par son inscription dans la coopération que par rapport aux quantités formelles d’unités de travail simple qu’il réunit. C’est la coopération qui rend le travail productif, et la coopération augmente dans la mesure où se développent les forces productives. Enfin, la troisième contradiction réside dans le fait que le travail productif de la force de travail intellectuelle et scientifique est irréductible tant à la simple somme de travail simple qu’à la coopération, aussi complexe qu’elle puisse être. Le travail intellectuel et scientifique exprime la créativité. Désormais, ces contradictions sont réelles, c’est-à-dire qu’elles ne représentent pas seulement des contradictions logiques du système : elles suivent l’évolution du développement capitalistique où les contradictions deviennent des apories concrètes. Ainsi, si la distinction entre travail simple et travail complexe vaut pour la phase de la coopération simple, elle devient aporétique dans la phase de la manufacture ; la distinction entre travail productif et travail improductif vaut pour la manufacture et devient aporétique dans la grande industrie ; quant à la valeur productive du travail intellectuel et scientifique, elle devient hégémonique, à l’exclusion de toute autre figure productive, dans la période postindustrielle. Il est évident qu’au fur et à mesure de cette évolution, il devient impossible de considérer la loi de valeur comme mesure de la productivité globale du système économique et comme norme de son équilibre.

5. On peut considérer l’extinction de la loi de la valeur différemment, sous l’angle de la convergence des deux premières formes de la loi. Dans la seconde forme de la loi, on a considéré la valeur d’usage de la force de travail comme le facteur déterminant de la dynamique du développement capitalistique. Ce qui signifie que, à travers la relative indépendance de ses variations, la force de travail globale contraint le capital à une réorganisation permanente de l’exploitation, à une intensification de plus en plus grande de la productivité et à une extension de plus en plus globale de sa domination. Le premier procès (d’intégration intensive) se caractérise par l’évolution du capitalisme vers des niveaux de plus en plus élevés de composition organique de la structure productive (de l’extraction de plus-value absolue à l’extraction de plus-value relative, du capital industriel au capital financier, etc.) ; le second procès (d’extension globale de la domination) est caractérisé par l’évolution du capitalisme passant de la subsomption formelle du travail à la subsomption réelle de la société dans le capital. La seconde forme de la loi de la valeur donne donc naissance à une sorte d’histoire naturelle du capital, régie par la dialectique entre valeur d’usage de la force de travail et procès de subsomption capitalistique. C’est là une mauvaise dialectique qui pose une indépendance relative de travail, au coeur du développement capitalistique, jusqu’à l’intégration maximum (intensive et extensive) de la valeur d’usage par le capital. C’est donc une mauvaise dialectique qui fait de l’évolution de la valeur d’usage de la force de travail la clef de voûte de l’extension universelle de la valeur d’échange. Mais une fois que toute la dimension exogène de la valeur d’usage de la force de travail a été réduite à la valeur d’échange, comment la loi de la valeur peut-elle encore exister et avoir une quelconque validité ?

6. On peut encore considérer la convergence et l’extinction de deux formes de la loi de la valeur sous un autre angle. Le concept de valeur est conçu à l’origine comme mesure temporelle de la productivité. Mais sous quelle forme le temps peut-il devenir mesure de la productivité du travail social ? Si le travail social recouvre tout le temps de la vie et investit tous les secteurs de la société, comment le temps peut-il mesurer la totalité dans laquelle il est impliqué ? Nous nous trouvons effectivement devant une tautologie. Après avoir fait la preuve de son incapacité à mesurer la différence qualitative (coopérative, intellectuelle, scientifique) dans le procès de travail, la loi de la valeur fait la preuve de son incapacité à établir la distinction entre la totalité de la vie (ou encore des rapports de production et de reproduction) et la totalité du temps dont elle est tissée. Quand le temps de la vie est devenu entièrement temps de production, qui mesure quoi ? Le développement de la loi de la valeur sous sa seconde forme conduit à la subsomption réelle de la société productive dans le capital : quand l’exploitation atteint de telles dimensions, sa mesure devient impossible. C’est alors l’extinction, à la fois de la première et de la seconde figure de la loi de la valeur.

7. Le fait que la loi de la valeur ne puisse plus mesurer l’exploitation ne signifie pas que l’exploitation ait disparu. Ce qui a disparu, c’est seulement la forme dialectique de la loi de la valeur, c’est-à-dire la forme de l’équivalence des éléments quantitatifs simples, de la mesure du procès, de la constitution du développement. La loi de la valeur demeure comme loi de la plus-value, et donc comme norme juridique et comme loi politique, comme commandement et/ou contrôle de la société dans la subsomption capitalistique. L’exploitation est donc rejetée hors de toute mesure économique ; sa réalité économique est fixée en des termes uniquement politiques ; l’exploitation est fonction d’un procès de reproduction sociale ayant pour finalité le maintien et la reproduction du commandement capitalistique. Le concept de mesure dépérit, s’éteint : la reproduction du système capitalistique s’ordonne selon des processus de disciplinarisation et/ou de contrôle de la société et de ses différentes parties. C’est ainsi que la constitution matérielle de la force de travail et de la journée de travail dans la société de la subsomption réelle ne peut être comprise et dirigée qu’à partir de l’organisation de la force, du point de vue politique, de la constitution politique. Le capital n’exerce son pouvoir sur la société de la subsomption réelle que sous des formes politiques (monétaires, financières, bureaucratiques, administratives). C’est en exerçant le commandement sur la communication que le capital exerce son commandement sur la production – ce qui signifie qu’il n’existe plus de théorie de la production qui se distingue de la pragmatique du gouvernement de la production, qu’il n’existe plus de théorie de l’organisation sociale du travail, de la journée de travail et de la répartition des revenus qui se distingue du commandement sur tout l’ensemble.

8. La loi de la valeur en tant que loi dialectique (loi de la mesure) a donc définitivement implosé – mais l’exploitation demeure. Il s’agit d’une exploitation d’autant plus féroce et absurde qu’en l’absence de la dialectique, la logique du capital n’est plus fonctionnelle au développement, n’est plus que pouvoir d’assurer sa propre reproduction. La fin de la dialectique montre clairement que la fonction capitalistique dans la production est purement parasitaire.
La forme dialectique étant dépassée, est-il possible de redéfinir la forme de la valeur en tant que subjectivité positive affirmative ? Ou encore, comment la loi de la plus-value et de l’exploitation se déplace-t-elle, et quelle nouvelle figure peut prendre éventuellement l’antagonisme ?
Nous ne prétendons pas donner ici une réponse définitive à une question ouverte, pour laquelle il existe plusieurs réponses possibles, entre lesquelles seule la pratique révolutionnaire aura le droit de choisir. Il nous suffit d’identifier les différents champs dans lesquels se développe la réflexion et d’indiquer la problématique que nous préférons.
a) Il y a ceux qui soulignent que la rupture d u fonctionnement dialectique de la loi de la valeur laisse comme résidu un dualisme social extrêmement fort. La rupture n’implique donc pas un déplacement de la forme-valeur mais souligne l’émergence d’une position alternative au développement de la loi de la valeur, au commandement capitalistique sur ce développement. La fin de la dialectique de la valeur libère la valeur d’usage. Et c’est à partir d’elle que surgit toujours l’antagonisme valeur d’usage, auto-valorisation, exode sont les formes actuelles de l’antagonisme.
b) Une seconde position consiste à dire qu’une fois effectué le déplacement de la constitution de la valeur (en dehors des anciennes mesures de la valeur), une nouvelle dialectique peut être mise en mouvement. Autant dans la première position la rupture ignorait le déplacement, autant dans la seconde le déplacement évite la rupture. Dans cette perspective l’antagonisme se révèle à nouveau en tant que force qui impose le développement capitalistique, ou si l’on veut la gestion ouvrière rationnelle du développement. La dialectique peut être récupérée comme loi du processus historique, du progrès du travail.
c) Il existe une troisième position pour laquelle il semble possible de faire tenir ensemble la rupture du processus dialectique et le déplacement de la production de valeur. Ce qui signifie qu’il faut réinventer la valeur d’usage à l’intérieur de la subsomption réelle, en son indifférence. Ce qui signifie que le déplacement de la loi de la valeur, qui fait suite à l’éclatement de sa forme-mesure, est une innovation radicale de l’histoire. Si, en détruisant le temps comme mesure, le capital a imposé la verticalisation vide de son pouvoir, à l’intérieur de ce processus, le temps et la coopération se sont pourtant révélés substance commune. Là où la valeur d’usage a définitivement disparu, là, le travail nécessaire est devenu totalité. Faire de la subsomption réelle le nouveau territoire de la production, de la valeur, signifie donc poser l’antagonisme comme dimension collective globale. Dans cette perspective, l’antagonisme apparaît comme puissance, comme pouvoir constituant. La valeur d’échange est globalement réinventée comme valeur d’usage, dans la créativité de nouveaux sujets. C’est à cette dernière option révolutionnaire que va notre préférence.

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Infinité de la communication/finitude du désir
Mise en ligne mars 1992
par Toni Negri
Jamais comme aujourd’hui, le rapport média-spectateur n’a été à ce point démonisé et cela ne fait qu’empirer. Qui plus est, on a voulu donner du message médiatique l’image d’une rafale de mitraillette s’abattant sur le spectateur – misérable cible d’un pouvoir omniprésent – et l’anéantissant. Ce moralisme obtus et déprimant a pris l’allure d’un rituel, plus particulièrement pour une gauche désormais incapable d’analyses et de propositions positives et qui continue à se cantonner dans d’inutiles lamentations. On nous représente une vie quotidienne dominée par le monstre médiatique comme une scène peuplée de fantasmes, de zombies prisonniers d’un destin de passivité, de frustrations et d’impuissances.
Cette démonisation n’est pas la seule composante de la définition du rapport média-public-vie quotidienne. La “science de la communication” lui est un bon support. Car en effet la communication est en permanence rabattue sur l’information, et les médias sont conçus comme des fonctions linéaires qui prolongent dans la société des messages d’une efficacité toute pavlovienne. Comme cela se passe déjà en linguistique, dans les sciences de la communication (ou plutôt dans les “soi-disant” sciences de la communication), le langage est aujourd’hui disséqué et sa subjectivité évacuée. Tout ce qui est éthique, politique, poétique, interactif, non immédiatement discursif, dans le rapport média/public (comme cela l’est déjà dans le rapport sujet/langage), est éliminé. C’est sur cette réduction scientifique (si l’on peut dire !) que prennent appui les conceptions terroristes des médias, les lamentations des moralistes et surtout une vision réifiée et intransitive de la vie politique se traduisant par : il n’y a rien à faire ! impossible d’échapper à cet esclavage ! C’est ici que se confirme la sacralité du pouvoir, dans cette toute nouvelle modernité.
La gauche ne sait que proposer la théorie de la manipulation et plaint les malheureux spectateurs qu’on réduit à des récepteurs passifs. Certes, il n’est pas dans nos intentions de nier les effets régressifs que provoque le monde des médias actuels sur ses utilisateurs. Certes, nous ne sommes pas insensibles à la dégradation du goût et du savoir collectif, non plus qu’à la colonisation des univers du vécu. De plus, il nous semble absolument évident que la machine médiatique ne produit pas du tout ces effets en toute innocence. Dans le système de pouvoir actuel elle produit consciemment des codes infectés et épidémiques, destinés à empêcher et à court-circuiter les mécanismes de production symbolique. Sélection stratégique et instrumentale des contenus informatiques, renversement systématique des sens et des valeurs, réduction extrême de l’information à la marchandise et de la communication à la vénalité et à la futilité : et allons-y gaiement !
Mais une fois reconnu tout cela, la théorie de la manipulation est-elle vraie pour autant, peut-on continuer à la soutenir ? Le catastrophisme et les invocations lyriques à se libérer de la domination des médias faiseurs de marchandises des derniers critiques de l’école de Francfort sont-ils encore d’actualité ? Non, l’être humain n’est pas unidimensionnel, et il faut résolument refuser ces conceptions dont nous avons parlé jusqu’ici et que la gauche moralisante et pessimiste a fait siennes. D’abord parce qu’elles sont fausses ; ensuite parce qu’elles ont pour résultat impuissance éthique et défaitisme politique.
Elles sont donc fausses. Ce n’est pas ici le lieu de reprendre les longues discussions, toujours intéressantes par ailleurs, qui ont accompagné le développement des sciences linguistiques et le dépassement d’un structuralisme mécanique et mesquin qu’elles ont opéré. Il suffit de se rappeler comment de Bakhtine à Hjelmslev, de Benjamin à Deleuze, pour ne citer que quelques auteurs essentiels, la grave distorsion objectiviste et fonctionnelle que la linguistique avait subie, a été réparée, au moins en partie. S’il est aujourd’hui possible de recommencer à parler de sciences de la communication c’est donc sur la base d’une théorie qui réintroduit des dimensions ontologiques et subjectivistes, des éléments autopoïétiques et créatifs, dans la description des agencements collectifs qui se constituent dans le tissu médiatique et communicationnel. L’opérativité collective, éthico-politique, émotive et créative, qui agit dans le monde de la communication, est un élément irréductible, une résistance qui ouvre sur d’autres voies : elle est essentiellement à la base de nouvelles constitutions des sujets et de nouvelles inter-relations qui ne cessent de se produire. L’ensemble “machinique” de la communication médiatique est un monde de transformation et de constitution, comme tous les autres mondes “machiniques” dans lesquels la vie de l’être humain se trouve insérée. Marx avait montré comment l’accumulation capitalistique en transformant progressivement l’être humain, c’est-à-dire le travailleur, développe au maximum sa productivité, en en faisant une force productive capable de s’auto-valoriser et donc d’être une force révolutionnaire. Par l’accumulation de communication, la conscience de l’être humain se transforme et il devient apte à une reconnaissance collective de cet élargissement des possibilités de savoir et des capacités de transformation qui, seules, peuvent lui assurer davantage de liberté.
Nous voici donc au coeur du problème, c’est-à-dire qu’il faut considérer le monde de la communication comme le lieu dans lequel les grandes forces sociales du savoir et de la communication se posent comme les seules forces productives. Le travail collectif de l’humanité prend consistance dans la communication et le paradigme communicationnel s’identifie peu à peu, mais avec une évidence de plus en plus grande, à celui du travail social, à celui de la productivité sociale. La communication devient la forme sous laquelle s’organise le monde de la vie avec toute sa richesse. La nouvelle subjectivité se constitue à l’intérieur de ce contexte de machines et de travail, d’instruments cognitifs et d’autoconscience poïétique, de nouvel environnement et de nouvelle coopération. Le travail humain de production d’une nouvelle subjectivité prend toute sa consistance dans l’horizon virtuel qu’ouvrent de plus en plus les technologies de la communication.
Il nous faut revenir une fois de plus à l’analyse et à la critique marxienne du travail pour retrouver dans ce processus le mécanisme de l’exploitation et les raisons de la révolution. Nous allons y revenir dans le cas présent : c’est-à-dire à ce stade où la communication nous apparaît désormais comme la machine qui domine toute la société, mais à l’intérieur de laquelle la coopération des consciences et des pratiques individuelles atteint son niveau de productivité le plus élevé -productivité du sujet, coopération des sujets, production d’un nouvel horizon tout à la fois de richesses et de libération. Au sein même de ce travail communicationnel, les résistances ultimes d’un monde capitalistique réifié, pris dans les déterminations fétichistes de l’horizon de la marchandise, s’affaiblissent : la réalité, la nature, la société se trouvent prises dans la consistance du flux des événements ; l’activité communicationnel de la force de travail, des consciences communicantes, des sujets coopérants devient donc capable de mettre en oeuvre, radicalement, la transformation sociale, sans autre limite que la finitude de notre désir. Une finité qui a pour seul obstacle l’infinité de la tâche.
Nous entrons dans une ère post-médiatique. La seconde critique que nous pouvons faire aux théories de la communication que le pouvoir nous offre aujourd’hui s’appuie sur cette constatation. C’est à partir de là que l’on peut démystifier la perspective d’un esclavage politique inéluctable (et de la poursuite de l’exploitation du travail). C’est-à-dire en étant conscient que le triomphe du paradigme communicationnel et la consolidation de l’horizon médiatique, par sa virtualité, sa productivité, l’extension de ses effets, loin de déterminer un monde pris dans la nécessité et la réification, ouvrent des espaces de lutte pour la transformation sociale et la démocratie radicale. C’est à l’intérieur de ce nouveau champ qu’il faut porter le combat.
Combat pour réduire tous les éléments et les agents qui répètent, dans le nouveau mode de production de la subjectivité, les vieilles normes, les codes et les paradigmes misérables de l’ancien art de régner : lutte de réappropriation des médias et de toutes les articulations de la communication. Les destructions à opérer dans ce champ sont innombrables : comment détruire le système privé et/ou étatique, le monopole capitalistique de la communication ?
Comment annuler l’intervention des professionnels de la communication et de tout le système de codes de pouvoir qu’ils véhiculent ? Comment miner le terrain sur lequel repose ce centre de production des appareils idéologiques ? Mais si les destructions à opérer sont amples et ardues, bien plus importantes encore et plus accaparantes sont les opérations positives à penser. Il s’agit d’imaginer et de construire un système collectif de communication d’où seraient exclus le privé et l’étatique. Il s’agit de construire un système de communication publique fondé sur l’interrelation active et coopérante des sujets. Il s’agit de relier communication/production/vie sociale dans des formes de proximité et de coopération de plus en plus intenses. Il s’agit en somme d’envisager une démocratie radicale dans la société comme dans la production, à mettre en forme dans les conditions de l’horizon post-média

Luttes sociales et contrôle systémique
Première publication en février 1992
Mise en ligne le mercredi 7 juillet 2004
par Toni Negri

C’est au milieu des années 80 qu’est apparu un nouveau mouvement de luttes sociales – nouveau parce que les caractéristiques de ces luttes sont nouvelles, mouvement parce que ces luttes commencent à constituer un cycle de plusieurs années d’expériences de rupture par rapport à l’ordre social du capitalisme de la maturité. Les nouvelles caractéristiques de ces luttes tiennent à la forme démocratique radicale de leur organisation, à la transformation du rapport au syndicat (qui devient de plus en plus un simple canal de transmission de la volonté de la base), à la dimension sociale des objectifs, à la recherche d’un soutien social de la part des vieux segments de lutte de classe (surtout les ouvriers, mais aussi les paysans), à l’émergence de la composante féminine, à l’intervention de la composante tertiaire et de la composante intellectuelle (surtout la force de travail en formation) à l’intérieur du processus. On peut vraiment parler d’un nouveau cycle de luttes du fait que ces luttes se différencient largement de celles des années 70 (sauf en ce qui concerne le caractère d’anticipation qu’elles avaient pu prendre en Italie ou en Allemagne), qu’elles rompent avec les attitudes défensives envers la restructuration, l’assumant au contraire en tant que contexte de lutte, qu’elles font se développer les objectifs et les comportements de masse liés aux nouvelles contradictions de la restructuration, et qu’elles commencent à constituer une succession d’expériences, de moments de rupture et/ou de négociations tout à fait originaux.

En ce moment même, nous nous trouvons en Europe et surtout en France devant des mouvements de lutte relativement amples. En France, les paysans et les ouvriers de Renault-Cléon, le “mouvement permanent” des infirmières, les ouvriers de l’électronique aérienne, les camionneurs, les travailleurs de la santé, etc… ont porté de rudes coups à la paix sociale au cours des derniers mois. De quelle façon et dans quelle mesure peut-on considérer ces luttes comme base possible de ré-ouverture d’espaces politiques et de relance d’objectifs de transformation communiste ? Le nouveau cycle de luttes sociales peut-il donner naissance d’un nouveau cycle politique s’attaquant au pouvoir capitaliste ?

Laissons ceux qui font l’apologie du “capitalisme comme horizon indépassable” ironiser sur cette question. En ce qui nous concerne nous savons que les stratégies capitalistes et celles de l’État prennent autant que nous au sérieux dans leurs analyses les mouvements actuels. En effet, patrons et fonctionnaires de la paix sociale travaillent assidûment à mettre les structures de pouvoir à l’abri des luttes, à casser le mouvement précisément dans ce qu’il a de cyclique et de cumulatif, à établir une nouvelle forme de contrôle social des luttes. En quoi consiste cette nouvelle forme de contrôle ?

Le nouveau type de contrôle se présente sous trois formes. La première, c’est le micro-contrôle préventif, qui s’appuie encore fondamentalement sur les fonctionnaires syndicaux et les spécialistes du social. La différence entre le vieux contremaître d’usine et le nouveau contremaître social est à cet égard d’importance, car le premier essayait de contrôler l’ouvrier dans son milieu social, tandis que le second intervient directement sur le milieu social, en tentant de rompre toute possibilité de communication, de recomposition, de généralisation des luttes. On oppose au mouvement une nouvelle forme de corporatisme. On fait agir une unité corporatiste transversale comme élément de compression et d’étouffement des initiatives de base. C’est tout à fait caractéristique pour ce qui est de la lutte des infirmières, ce “mouvement perpétuel” qui apparaît et disparaît pour réapparaître toujours plus riche d’objectifs plus forts : on essaie alors de diluer et d’affaiblir le mouvement au sein de la socialité restreinte de la corporation médicale, tandis que le mouvement des infirmières vit et se renouvelle au contraire dans son rapport avec l’ensemble de la société, en se confrontant aux problèmes de la crise du Welfare State, dans son aspiration à représenter le caractère général des problèmes de la vie (de la reproduction de la force de travail), face aux valeurs et à l’administration capitalistique de la vie.

La seconde forme du nouveau contrôle consiste à réviser le cadre de référence. Les mouvements sont noyés dans un ensemble systémique : ce qui signifie que toute modification de l’organisation statutaire, réglementaire, salariale, etc… d’une catégorie touche toutes les autres. On oppose ainsi aux mouvements moléculaires des luttes sociales, une globalité fluide et dynamique constituée en opposition molaire. Le néolibéralisme a exalté la multiplicité des acteurs sociaux, a reconduit tout le social à la pluralité : et c’est ainsi que l’État, de tout son pouvoir souverain et au nom de sa préoccupation de l’équilibre général, intervient dans chaque petite lutte, dans chaque fragment de mouvement. Qu’il est beau ce néolibéralisme qui nous fait voir dans le ministère la contrepartie de chaque singularité en lutte !

La troisième forme du contrôle consiste à relever (et par conséquent à rigidifier) les normes de la négociation. Cela concerne aussi bien les rapports entre associations de travailleurs et associations patronales, que l’État et le contrôle du ministère des Finances sur tout ce qui bouge. Cela concerne aussi les nouvelles réglementations de type financier et monétaire : chantage à multiples faces, rejoué sur un rythme de plus en plus rapide et dans des espaces de plus en plus circonscrits.

Les protagonistes des luttes actuelles ont fait l’expérience de ce nouveau cadre de contrôle sous ses différents aspects et en sont désormais conscients. Comment peuvent-ils casser ces nouvelles formes du contrôle systémique des luttes ? C’est une question pratique. C’est une question nouvelle. Il est en effet tout à fait évident que l’exigence de généralisation des luttes ne peut plus passer à travers les formes héritées de la tradition ouvrière : élargissement sectoriel ou à la corporation, et – dans un second temps – grève générale. Dans un cas comme dans l’autre, au niveau actuel de développement des nouveaux mouvements, ces niveaux de génération ne correspondent à aucune maturité du point de vue subjectif et, du point de vue objectif, ne permettent pas de constituer des espaces où le contre pouvoir des travailleurs puisse s’organiser démocratiquement et de façon autonome. Ces espaces sont confisqués par les institutions officielles, syndicales ou corporatistes, qui – compte tenu de la crise de la représentation politique et syndicale qui caractérise notre époque – suppriment brutalement, mieux, mettent fin à toute illusion de représentation démocratique et de négociation efficace. Ces espaces sont en fait organisés dans le contexte systémique de la répression des luttes. La grève générale corporatiste est un instrument typique de la “réduction de la complexité” entendue comme technique de pacification et de reconstitution conservatrice de l’équilibre social (c’est-à-dire des conditions du développement capitalistique).

Comment peut-on alors poser d’une manière efficace et politiquement acceptable le problème de la reconstruction d’un horizon général pour le mouvement ? Les conditions d’une riposte stratégique à cette question ont commencé à se dégager, avec difficulté mais assez clairement au cours des dernières luttes. Cette réponse commence à percer avant tout dans les comportements au cours des luttes. Il faut en signaler deux caractéristiques. Tout d’abord, les luttes cherchent toujours à mettre en évidence les éléments de connexion du travail social, à mettre en lumière dans toute revendication les aspects de coopération sociale. Qu’il s’agisse des infirmières, où la maturation de ces comportements a atteint un haut degré de maturité ou des paysans qui commencent à poser des problèmes écologiques généraux ; qu’il s’agisse encore des ouvriers de l’automobile, des transports, des contrôleurs aériens où le rapport à l’automation croissante devient un problème social général, eh bien, dans chacun de ces cas un projet de coopération sociale parcourt les luttes. Il n’est pas de lutte sans utopie : depuis la disparition du projet socialiste, un nouveau projet politique fait sa réapparition dans chaque lutte nouvelle, un projet politique de fond, réaliste, articulé, un projet de réorganisation du travail en tant que globalité sociale, à partir de la base, de la capacité des travailleurs à construire une alternative démocratique. La coopération productive peut être gérée par la base, la globalité des interrelations de l’économie postindustrielle peut être socialement assumée dans l’activité des sujets sociaux. A partir de là, nous arrivons immédiatement à la seconde caractéristique de ces luttes. Il s’agit d’une deuxième forme de réponse au systémisme du contrôle étatique qui s’appuie sur la conscience que seule la sollicitation permanente des sujets sociaux peut permettre la refondation de la démocratie. Aujourd’hui, c’est non seulement “le démocratique”, mais “le politique” qui se construit dans et par les luttes sociales. Le système politique du capitalisme de la maturité est amorphe, sa dynamique est parasitaire, sa norme est économiste. Le capitalisme de la maturité ne connaît plus la politique démocratique, ignore l’expression de l’intérêt général, ou plutôt la rejoue sous la forme de la bureaucratie généralisée, de la globalité contraignante et absolutiste. Au contraire, les luttes, avec leur éparpillement diffus, montrent une renaissance du politique, en tant que pouvoir constituant, en tant que synthèse entre activité des sujets et nouveaux objectifs sociaux.

Étudier les luttes sociales dans le contexte systémique du contrôle signifie alors se donner la capacité de vivre entièrement le paradoxe qui fait que là où le politique est censé se situer dans les structures de l’État, du contrôle, de la paix sociale, il n y a plus de politique et il n’y a pas de démocratie. Ce n’est, bien au contraire, que là où l’on croit devoir dénoncer la confusion et la complexité irréductible des luttes sociales, que se trouvent les germes d’une conception nouvelle de la démocratie et d’un pouvoir innovateur. Mais pour que tout ceci apparaisse clairement aux yeux de tous, il est nécessaire – et nous ne formulons pas là une espérance, mais nous exprimons quelque chose qui est dans l’air du temps – que d’autres secteurs du social entrent en lutte, surtout ceux qui expriment la socialisation la plus large (comme les étudiants, les prolétaires de banlieue, les autres secteurs de la force de travail féminine). Ceci est nécessaire pour massifier le mouvement, pour systématiser, avec la massification, ces expériences de projet et de reconstruction démocratique que nous proposent les différentes luttes actuelles même quand elles sont mineures.

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