La première crise du postfordisme.
Mise en ligne mars 1993
par Toni Negri
L’un des rares divertissements de cette gauche lugubre, accablée par le remords, les défaites et l’absence d’imagination, a été, pendant ces dernières années, de débattre sur le fait de savoir si l’on était entré ou non dans une nouvelle phase de l’organisation du travail et de la société – après le taylorisme, le fordisme et le keynésianisme. Ce qui semblait évident pour la majorité des gens doués de bon sens se révélait si difficile à digérer pour la gauche que, même quand l’évidence s’imposait (l’informatisation du social, l’automation dans les usines, le travail diffus, l’hégémonie croissante du travail immatériel, etc.), elle ne l’acceptait qu’avec force grimaces de dégoût, amorphisme caractérisé, accompagnées de « oui.. mais », et d’une tendance irrésistible à tourner en rond. L’effet était singulièrement comique. On ne voulait, en somme, admettre à aucun prix qui, tout avait changé après 1968 – donc pendant les vingt dernières années, et qu’en particulier, le refus du travail exprimé par la classe ouvrière, se combinant à l’innovation technologique qui s’en est suivie (justement les phénomènes d’immatérialisation du travail à grande échelle), avait déterminé une situation nouvelle et irréversible, aussi bien dans l’organisation du travail que dans celle de l’États et qu’il devait obligatoirement s’ensuivre une émancipation totale du mouvement ouvrier vis-à-vis de toute sa tradition, et l’invention déformes de lutte et d’organisation adéquates. La comédie a vite tourné à la tragédie. Vidées de toute référence à la réalité, l’idéologie et même la passion sincère qui animaient tant de militants se sont révélées par stupidité
Dans le numéro 10 de « Futur Antérieur », comme dans le présent numéro, nous avons cherché à rendre compte de l’intensité et de la profondeur des mutations du travail, tant dans sa situation que dans son concept, et des lois sociales qui en déterminent la nouvelle valorisation. Il devient aujourd’hui de plus en plus urgent de mettre à l’ordre du jour la question de la production d’une subjectivité adéquate à ces mutations.
Il s’agit d’œuvrer de l’intérieur même des modifications de la structure de classe, de la société, de l’idéologique, du politique. Il s’agit de poser au coeur du débat de nouvelles catégories : communication, nouvelle quotidienneté, nouvelles expériences d’exploitation et d’antagonisme.
Pendant longtemps, nous avons travaillé à cette nouvelle élaboration quasi dans la clandestinité. Aujourd’hui toute une série d’événements politiques – souvent superficiels mais non moins importants et répétés – semblent imposer une accélération du débat, semblent obliger tout le monde à abandonner tant les anciennes convictions que les ressentiments historiques et les incertitudes théoriques. Que se passe-t-il ? Ce qui se passe, c est que dans l’empire néolibéral dominant, un nouveau Président relance un New Deal extravagant, que dans l’Allemagne monétariste l’industrialisme revient au premier plan pour répondre au défi de l’unification nationale, que la droite française désormais victorieuse de dix années de mitterrandisme est, elle aussi, à la recherche de nouveaux corporatismes et de nouveaux industrialismes. Et enfin, il y a le big bang de Rocard : l’énarque de service propose aux socialistes et à la gauche de se reconnaître et de se réorganiser dans le postfordisme. Un fait cependant est plus fondamental : il fallait que la première crise du postfordisme se déchaîne, sans que nul ne sache comment la contrôler, pour que tout le monde accepte finalement de reconnaître que l’on se trouve dans une situation nouvelle – économiquement, politiquement, symboliquement. Nous y sommes donc, et en plein !
Certes, nous le savons depuis des années. Mais sera-t-il possible, – pour des militants qui ont vécu la crise de l’ancien mode de production et des vieilles organisations non pas comme une défaite, mais comme une nécessité – de réunir les énergies, de réinventer l’avenir, de construire des communautés de recherche et d’action vastes et déterminées ? Réussira-ton à étudier cette première crise du postfordisme comme la forme sous laquelle se présenteront les prochaines crises du nouveau mode de production et au sein desquelles la passion du communisme pourra de nouveau se faire expérience de masse ?
Revenons à notre sujet : l’analyse du travail. Quels sont les points autour desquels se concentre la première crise du postfordisme et qui la rendent désormais évidente ?
Le premier point réside dans laformidable asymétrie que révèle le système du commandement international entre les instruments du contrôle monétaro-financier et la valorisation productive. Asymétrie qui équivaut à crise. Car le commandement monétaire et financier en réclamant la socialisation de la production, la participation des classes laborieuses, la récupération des phénomènes de coopération productive, qui ont besoin de l’anticipation de l’entreprise capitalistique mais qui sont préconstitués par le développement social du travail immatériel, en laissant de côté les contradictions qu’il révèle en lui-même… et qui sont énormes, devient chaotique et incapable d’un projet rationnel quand il se trouve confronté aux nouvelles modalités de la valorisation du capital.
Le second point consiste dans la mise à jour de nouveaux antagonismes à l’intérieur de la nouvelle organisation du travail. Là, dans l’entreprise automatisée, la nouvelle valorisation doit s’en remettre à l’« âme » même de l’ouvrier, à l’épanouissement de sa liberté et de son intelligence ; dans le travail tertiaire, la nouvelle valorisation est basée sur la capacité du sujet qui travaille à recueillir et à utiliser la relation sociale dans l’acte productif ; dans le travail de la communication, la nouvelle valorisation s’instaure sur la créativité de la coopération, de l’élaboration du sens, dans le déploiement total de la subjectivité interactive ; dans la science, la nouvelle valorisation opère des agencements de machines complexes qui construisent en toute liberté une nouvelle nature. Dans chacun de ces cas la valorisation productive s’oppose, radicalement, au commandement. Le capital, la propriété, la disciplinarisation, la hiérarchie, l’État sont parasitaires par essence. Asymétrie du commandement et de la production égale Crise, équation valable au niveau économico-politique macroscopique et qui se vérifie de plus en plus au fur et à mesure que l’analyse plonge dans le microscopique, au niveau des individualités et des sujets collectifs de production. La vie productive réagit contre un ordre qui se veut légitime mais qui ne sait ni ne peut réorganiser le consensus, la participation, la représentation.
Dans cette crise objective, nombreuses sont les voies qu’essaient d’emprunter les forces sociales et politiques. Il y a celles que, dans le désespoir et l’égarement, de larges couches de la population recherchent quasi spontanément, prothèses illusoires pour se raccrocher hâtivement à un point de référence quelconque. Dans ce registre-là, les vieux nationalismes et les nouveaux localismes, les idéologies sécuritaires et les fantasmes le proximité s’articulent dans des formes confuses et monstrueuses L’Europe pullule d’espèces de ce nouveau zoo archaïque. Les guerres que ne petit manquer de produire cette irrationalité insidieuse, guerres intestines aussi bien qu’internationales, ont déjà resurgi sous nos yeux. Il existe une autre option, plus réfléchie mais tout aussi réactionnaire, qui retrouve elle aussi une vigueur inattendue : c’est la voie populiste, entendue au sens de la défense du statu quo, consistant en particulier, au sein des nouveaux paramètres de la production, à maintenir sous des formes nouvelles de vieux compromis institutionnels et corporatifs. Ce qu’on explique dans les milieux de la hiérarchie impériale de l’ordre monétaire (tout en reconnaissant que cet aspect de la crise est fondamental), c’est que le salut ne peut venir que de la recodification du flux du commandement international, en fonction des normes d’un ordre productif qui a fait ses preuves : sinon c’est le saut dans le vide qui nous attend.. Il n ’y a aucune difficulté à reconnaître là bon nombre des solutions politiques qui se présentent aujourd’hui sous l’appellation de nouvel industrialisme, keynésianisme rénové, relance « communautaire » (au sens américain du terme) de compromis institutionnels.
Des Strates importantes, tant du vieux mouvement ouvrier que des nouvelles couches libérales, épouvantées par la violence de la mutation productive, semblent de plus en plus s’accrocher à cette perspective de sortie de la crise. On y trouve tout un cocktail de positions, ou pluôt intensités différentes réunissant à la fois des éléments conservateurs, populistes et communautaires : actuellement des différenciations apparaissent déjà et nous pourrons très vite les voir s’organiser selon des projets politiques distincts. Mais ce qui semble l’emporter c’est la tendance à un « grand centre » communautaire. Le néo-interventionnisme de Clinton trouve l’appui de Perot l’industrialisme de Kohl semble sortir des studios du D. G. B. le big-bang de Rocard déplace résolument les équilibres politiques vers la sphère des idées fixes aristotélicienne du Royaume de France. La droite et le centre se réorganisent donc à l’intérieur du scénario de la première crise du postfordisme. Existe-t-il dans ce contexte un espace pour une refondation de la gauche ? Est-il possible, dans les conditions du postfordisme et de sa crise, de réorganiser une nouvelle social démocratie révolutionnaire ?
La question n’aurait aucun sens si l’on s’attardait seulement à considérer les aspects objectifs internationaux de la crise et les conséquences idéologiques et pratiques qui en découlent à ce niveau. Certes, ni les nouveauxfascismes, ni le grand centre communautaire ne réussiront à y répondre : la crise va s’aggraver au cours des prochaines années ; et en particulier, le caractère dramatique des conflits commerciaux et politiques internationaux va s’accentuer – dans une mesure inconnue jusque-là dans les années d’après-guerre. Par contre, une refondation de la gauche n’est pensable, et ne peut devenir la matière d’une praxis collective de masse, que si l’on place au coeur de notre analyse et de notre action les contradictions nouvelles qui agissent dans la production, et si tous les efforts tendent à découvrir, à imaginer et à organiser les nouvelles conditions de production de subjectivité antagonique. Ce sont les cerveaux des chercheurs qui veulent faire naître des énergies infinies et de nouvelles machines de vie, en soumettant la force de l’industrie et en l’orientant vers la libération collective ; ce sont les nouveaux travailleurs qui savent combien leur âme peut donner à la communauté de recherche et de travail à laquelle ils s’identifient de plus en plus ; ce sont les nouveaux sujets productifs, dans la communication, dans la production d’imaginaire, dans l’assistance publique qui conçoivent désormais le travail comme une coopération social- : c’est avec tous ces sujets-là qu’une nouvelle politique de gauche doit s’élaborer et devenir effective.
L’exploitation et la pauvreté sont toujours des réalités massives à déraciner, à détruire – mais les moyens sont là, comme la capacité de s’associer et par là de déterminer la subversion. Avec la première crise du postfordisme se rouvre un espace d’anticipation théorique et pratique, fondé sur de nouvelles contradictions, de nouvelles dynamiques de résistance, de nouveaux modèles de coopération, que les réactions capitalistiques, qu’elles soient populistes ou centristes, ne réussiront jamais à occuper, parce que seul celui qui a en main les clés pour réduire à néant la distance si courte qui sépare la domination capitalistique et le pouvoir constituant du travail vivant peut construire le futur.
Traduction Giselle Donnard