Luttes sociales et contrôle systémique
Première publication en février 1992
Mise en ligne le mercredi 7 juillet 2004
par Toni Negri
C’est au milieu des années 80 qu’est apparu un nouveau mouvement de luttes sociales – nouveau parce que les caractéristiques de ces luttes sont nouvelles, mouvement parce que ces luttes commencent à constituer un cycle de plusieurs années d’expériences de rupture par rapport à l’ordre social du capitalisme de la maturité. Les nouvelles caractéristiques de ces luttes tiennent à la forme démocratique radicale de leur organisation, à la transformation du rapport au syndicat (qui devient de plus en plus un simple canal de transmission de la volonté de la base), à la dimension sociale des objectifs, à la recherche d’un soutien social de la part des vieux segments de lutte de classe (surtout les ouvriers, mais aussi les paysans), à l’émergence de la composante féminine, à l’intervention de la composante tertiaire et de la composante intellectuelle (surtout la force de travail en formation) à l’intérieur du processus. On peut vraiment parler d’un nouveau cycle de luttes du fait que ces luttes se différencient largement de celles des années 70 (sauf en ce qui concerne le caractère d’anticipation qu’elles avaient pu prendre en Italie ou en Allemagne), qu’elles rompent avec les attitudes défensives envers la restructuration, l’assumant au contraire en tant que contexte de lutte, qu’elles font se développer les objectifs et les comportements de masse liés aux nouvelles contradictions de la restructuration, et qu’elles commencent à constituer une succession d’expériences, de moments de rupture et/ou de négociations tout à fait originaux.
En ce moment même, nous nous trouvons en Europe et surtout en France devant des mouvements de lutte relativement amples. En France, les paysans et les ouvriers de Renault-Cléon, le “mouvement permanent” des infirmières, les ouvriers de l’électronique aérienne, les camionneurs, les travailleurs de la santé, etc… ont porté de rudes coups à la paix sociale au cours des derniers mois. De quelle façon et dans quelle mesure peut-on considérer ces luttes comme base possible de ré-ouverture d’espaces politiques et de relance d’objectifs de transformation communiste ? Le nouveau cycle de luttes sociales peut-il donner naissance d’un nouveau cycle politique s’attaquant au pouvoir capitaliste ?
Laissons ceux qui font l’apologie du “capitalisme comme horizon indépassable” ironiser sur cette question. En ce qui nous concerne nous savons que les stratégies capitalistes et celles de l’État prennent autant que nous au sérieux dans leurs analyses les mouvements actuels. En effet, patrons et fonctionnaires de la paix sociale travaillent assidûment à mettre les structures de pouvoir à l’abri des luttes, à casser le mouvement précisément dans ce qu’il a de cyclique et de cumulatif, à établir une nouvelle forme de contrôle social des luttes. En quoi consiste cette nouvelle forme de contrôle ?
Le nouveau type de contrôle se présente sous trois formes. La première, c’est le micro-contrôle préventif, qui s’appuie encore fondamentalement sur les fonctionnaires syndicaux et les spécialistes du social. La différence entre le vieux contremaître d’usine et le nouveau contremaître social est à cet égard d’importance, car le premier essayait de contrôler l’ouvrier dans son milieu social, tandis que le second intervient directement sur le milieu social, en tentant de rompre toute possibilité de communication, de recomposition, de généralisation des luttes. On oppose au mouvement une nouvelle forme de corporatisme. On fait agir une unité corporatiste transversale comme élément de compression et d’étouffement des initiatives de base. C’est tout à fait caractéristique pour ce qui est de la lutte des infirmières, ce “mouvement perpétuel” qui apparaît et disparaît pour réapparaître toujours plus riche d’objectifs plus forts : on essaie alors de diluer et d’affaiblir le mouvement au sein de la socialité restreinte de la corporation médicale, tandis que le mouvement des infirmières vit et se renouvelle au contraire dans son rapport avec l’ensemble de la société, en se confrontant aux problèmes de la crise du Welfare State, dans son aspiration à représenter le caractère général des problèmes de la vie (de la reproduction de la force de travail), face aux valeurs et à l’administration capitalistique de la vie.
La seconde forme du nouveau contrôle consiste à réviser le cadre de référence. Les mouvements sont noyés dans un ensemble systémique : ce qui signifie que toute modification de l’organisation statutaire, réglementaire, salariale, etc… d’une catégorie touche toutes les autres. On oppose ainsi aux mouvements moléculaires des luttes sociales, une globalité fluide et dynamique constituée en opposition molaire. Le néolibéralisme a exalté la multiplicité des acteurs sociaux, a reconduit tout le social à la pluralité : et c’est ainsi que l’État, de tout son pouvoir souverain et au nom de sa préoccupation de l’équilibre général, intervient dans chaque petite lutte, dans chaque fragment de mouvement. Qu’il est beau ce néolibéralisme qui nous fait voir dans le ministère la contrepartie de chaque singularité en lutte !
La troisième forme du contrôle consiste à relever (et par conséquent à rigidifier) les normes de la négociation. Cela concerne aussi bien les rapports entre associations de travailleurs et associations patronales, que l’État et le contrôle du ministère des Finances sur tout ce qui bouge. Cela concerne aussi les nouvelles réglementations de type financier et monétaire : chantage à multiples faces, rejoué sur un rythme de plus en plus rapide et dans des espaces de plus en plus circonscrits.
Les protagonistes des luttes actuelles ont fait l’expérience de ce nouveau cadre de contrôle sous ses différents aspects et en sont désormais conscients. Comment peuvent-ils casser ces nouvelles formes du contrôle systémique des luttes ? C’est une question pratique. C’est une question nouvelle. Il est en effet tout à fait évident que l’exigence de généralisation des luttes ne peut plus passer à travers les formes héritées de la tradition ouvrière : élargissement sectoriel ou à la corporation, et – dans un second temps – grève générale. Dans un cas comme dans l’autre, au niveau actuel de développement des nouveaux mouvements, ces niveaux de génération ne correspondent à aucune maturité du point de vue subjectif et, du point de vue objectif, ne permettent pas de constituer des espaces où le contre pouvoir des travailleurs puisse s’organiser démocratiquement et de façon autonome. Ces espaces sont confisqués par les institutions officielles, syndicales ou corporatistes, qui – compte tenu de la crise de la représentation politique et syndicale qui caractérise notre époque – suppriment brutalement, mieux, mettent fin à toute illusion de représentation démocratique et de négociation efficace. Ces espaces sont en fait organisés dans le contexte systémique de la répression des luttes. La grève générale corporatiste est un instrument typique de la “réduction de la complexité” entendue comme technique de pacification et de reconstitution conservatrice de l’équilibre social (c’est-à-dire des conditions du développement capitalistique).
Comment peut-on alors poser d’une manière efficace et politiquement acceptable le problème de la reconstruction d’un horizon général pour le mouvement ? Les conditions d’une riposte stratégique à cette question ont commencé à se dégager, avec difficulté mais assez clairement au cours des dernières luttes. Cette réponse commence à percer avant tout dans les comportements au cours des luttes. Il faut en signaler deux caractéristiques. Tout d’abord, les luttes cherchent toujours à mettre en évidence les éléments de connexion du travail social, à mettre en lumière dans toute revendication les aspects de coopération sociale. Qu’il s’agisse des infirmières, où la maturation de ces comportements a atteint un haut degré de maturité ou des paysans qui commencent à poser des problèmes écologiques généraux ; qu’il s’agisse encore des ouvriers de l’automobile, des transports, des contrôleurs aériens où le rapport à l’automation croissante devient un problème social général, eh bien, dans chacun de ces cas un projet de coopération sociale parcourt les luttes. Il n’est pas de lutte sans utopie : depuis la disparition du projet socialiste, un nouveau projet politique fait sa réapparition dans chaque lutte nouvelle, un projet politique de fond, réaliste, articulé, un projet de réorganisation du travail en tant que globalité sociale, à partir de la base, de la capacité des travailleurs à construire une alternative démocratique. La coopération productive peut être gérée par la base, la globalité des interrelations de l’économie postindustrielle peut être socialement assumée dans l’activité des sujets sociaux. A partir de là, nous arrivons immédiatement à la seconde caractéristique de ces luttes. Il s’agit d’une deuxième forme de réponse au systémisme du contrôle étatique qui s’appuie sur la conscience que seule la sollicitation permanente des sujets sociaux peut permettre la refondation de la démocratie. Aujourd’hui, c’est non seulement “le démocratique”, mais “le politique” qui se construit dans et par les luttes sociales. Le système politique du capitalisme de la maturité est amorphe, sa dynamique est parasitaire, sa norme est économiste. Le capitalisme de la maturité ne connaît plus la politique démocratique, ignore l’expression de l’intérêt général, ou plutôt la rejoue sous la forme de la bureaucratie généralisée, de la globalité contraignante et absolutiste. Au contraire, les luttes, avec leur éparpillement diffus, montrent une renaissance du politique, en tant que pouvoir constituant, en tant que synthèse entre activité des sujets et nouveaux objectifs sociaux.
Étudier les luttes sociales dans le contexte systémique du contrôle signifie alors se donner la capacité de vivre entièrement le paradoxe qui fait que là où le politique est censé se situer dans les structures de l’État, du contrôle, de la paix sociale, il n y a plus de politique et il n’y a pas de démocratie. Ce n’est, bien au contraire, que là où l’on croit devoir dénoncer la confusion et la complexité irréductible des luttes sociales, que se trouvent les germes d’une conception nouvelle de la démocratie et d’un pouvoir innovateur. Mais pour que tout ceci apparaisse clairement aux yeux de tous, il est nécessaire – et nous ne formulons pas là une espérance, mais nous exprimons quelque chose qui est dans l’air du temps – que d’autres secteurs du social entrent en lutte, surtout ceux qui expriment la socialisation la plus large (comme les étudiants, les prolétaires de banlieue, les autres secteurs de la force de travail féminine). Ceci est nécessaire pour massifier le mouvement, pour systématiser, avec la massification, ces expériences de projet et de reconstruction démocratique que nous proposent les différentes luttes actuelles même quand elles sont mineures.