Polizeiwissenschaft
Mise en ligne mai 1990
par Toni Negri
« La réforme de la police est le grand laboratoire de la modernisation de l’administration publique. » (M. Rocard)
Que la « Polizeiwissenschaft » soit, au moins depuis le XVIIIe siècle, le laboratoire privilégié des sciences de l’administration, c’est un fait bien connu. De même que l’on sait que le grand droit public allemand, où se sont abreuvés toutes les écoles juridiques européennes, y compris et surtout celles jacobines, est lui-même enraciné dans « la science de la police ». Dans l’histoire du droit public européen la « Polizeiwissenschaft » constitue le moyen terme entre les traités machiavéliens sur le pouvoir et sur la gestion, la science naissante de la fiscalité et la codification progressive des droits publics subjectifs. La « Polizeiwissenschaft » est organiquement liée au développement de l’État moderne et à la formation de l’Étatvéritable laboratoire de la modernisation de l’administration publique. Lorsque aujourd’hui l’étatiste Rocard le rappelle, avec une solennité exempte de toute ironie, il est impossible de ne pas lui reconnaître une mémoire historique profonde. Il existe cependant plus d’une façon d’approfondir la connaissance historique des sciences que nous pratiquons. Foucault, par exemple, dans ses leçons de la fin des années 70, en reconnaissant dans la « Polizeiwissenschaft » allemande un modèle disciplinaire extrêmement raffiné, en même temps il mettait en avant un certain désir de liberté – pour renforcer de façon critique la capacité du sujet politique de voir et de désarticuler le réseau de dispositifs fonctionnels, la série causale et la sémantique conceptuelle, déterminés par l’enchevêtrement de la police et de l’administration. Comme Machiavel en son temps, Foucault nous dit : tel est le pouvoir, telles sont ses dynamiques et ses qualifications, – c’est à l’intérieur de ces circuits pervers et de ces relations coercitives que la subjectivité doit se produire. Rocard, en revanche renverse le raisonnement et substitue à la science du pouvoir l’apologie de la « raison d’État ». Contre Machiavel, resurgit l’antimachiavelisme, c’est-à-dire une théorie de la gestion de l’État fondée sur la conviction du caractère non éthique du politique. Mais, nous objecte Rocard, face à cette accusation, pourquoi faudrait-il encore aujourd’hui scinder l’analyse critique du pouvoir de l’art de gouverner, aujourd’hui, alors que la tâche du gouvernement est d’agir dans une société sans politique, sans alternative, dans une société techniquement normalisée et qui n’est soumise pour toute règle qu’à sa reproduction ordonnée ? C’est dans un tel cadre, lorsque, autrement dit, la police ne doit pas faire front à l’émergence d’antagonismes, qu’elle peut se dissoudre dans l’administration publique. Et vice versa. Les contenus de violence et de répression qui caractérisent l’activité de la police, dans une société pacifiée s’avèrent dérisoires. La prévention tient lieu de répression. La modernisation se présente comme un flux de décisions administratives adéquates qui accompagnent et soutiennent la reproduction sociale. La qualification de l’action administrative, et sa justice, correspondent à un ajustement légal et consensuel que le mécanisme administratif produit en vue de l’équilibre social et de sa production permanente. La modernité se réalise dans la postmodernité. Pourquoi railler cette sage et pacifique « Polizeiwissenschaft » ?
Mais est-il vrai que nous vivons dans une période de « déficit du politique » qui tend à se généraliser ? Cette affirmation semble tout à fait contradictoire dans le cadre même d’un raisonnement policier « à la Rocard », puisqu’il est clair que le « déficit du politique » a pour conséquence implicite une extraordinaire expansion de la sphère d’intervention de l’État. D’autre part si l’on constate la méthode de gouvernement pratiquée dans la plupart des pays occidentaux, le déficit du politique, et l’euphorie libérale qui s’ensuit, ne sont qu’une pure fiction. En effet, la crise de l’État keynésien, avec son cortège de déréglementations, de privatisations, de transformations financières du capital et de restructurations sauvages de l’industrie, loin de révéler un déficit, témoigne plutôt d’un excès d’intervention du politique – et de l’État en particulier. Chaque fragment de la dynamique économique et politico-sociale est caractérisé par une série d’opérations de contrôle politique et de restructuration de l’intervention de l’État qui ont conduit à une densité exceptionnelle l’adhérence du politique à la société. Ce n’est pas un hasard si la théorie administrative qui a accompagné et rationnalisé ces opérations d’intervention est celle du systémisme. Pour celle-ci, l’intervention de l’État doit avoir un caractère global, aussi bien sur le terrain économique que sur le terrain social et politique. La qualification de tout événement est ramenée à une notion de contingence – contingence absolue, qui exclut toute dimension ontologique du circuit des procès sociaux. Chacun des éléments du système est équivalent et indifférent et la circularité est totale. « Les concepts traditionnels d’autoréférence, de réflexivité, de réflexion sont transférés de la théorie du sujet à la théorie des systèmes : ils sont traités comme des structures de la réalité et la connaissance apparaît alors au sein du système comme un cas du procès d’auto-abstraction de la réalité » (Luhmann). Dans ces conditions les questions sur la réduction de la complexité croissante des systèmes et sur l’identification du sens de l’intervention administrative ne se posent même pas – ou mieux, elles sont parfaitement immanentes au système. « Il s’ensuit un procès sans structure, une évolution sans solutions de continuité, où le moment de la contradiction et du conflit se trouve éloigné dans l’infinie possibilité de le différencier à travers la structure du pouvoir (monétisation, juridicisation, politicisation, dépoliticisation, etc.). Dans l’évolution de la théorie des systèmes, même la décision n’est plus qu’une fonction du changement contingent des structures ». La dimension globale de l’intervention administrative se révèle ainsi articulée par un procès indéfini de manipulations, dans l’espace et dans le temps, et la combinaison de ces opérations construit l’État comme figure centrale et exclusive de toute production de subjectivité. Il s’agit d’une espèce de machiavelisme social.
Mais notre « Polizeiwissenschaft » se veut démocratique. Et son caractère démocratique ne saurait simplement se réduire à l’élimination de la violence au profit de l’élément systématique de l’intervention étatique ou à la substitution de tout élément répressif par le préventif. En quoi consiste alors la démocratie de la machine systémique ? Sur quelles valeurs s’appuie-t-elle ? Dans la vulgate contemporaine de la théorie de l’État à l’usage des gouvernements démocratiques, le goût pour le néo-contractualisme se greffe ici sur la solide vigne du systémisme ; plus ou moins jusnaturaliste, à la Nozick, plus ou moins transcendantal et néokantien, à la Rawls (leurs pendants français sont bien connus). La physique sociale du systémisme se conforme alors à des schémas d’équilibre macro-social et est soutenue par une politique de procédures qui forment continuellement l’interaction des sujets. Les sujets sont considérés comme coopérateurs d’un procédé de constitutions d’équilibres dynamiques – le mot d’ordre est : de l’ordre à l’équilibre. La démocratie est équilibre. Mais l’équilibre est difficile : d’un point de vue formel il ne peut être conçu que comme relation réflexive des sujets, l’un par rapport à l’autre. Rawls, en soutenant cette position formelle, développe jusqu’à ses extrêmes conséquences, d’un côté les sollicitations de l’école anti-utilitariste des années 30 (d’un von Hayek, d’un Lionel Robbins, etc.), de l’autre le réalisme sceptique d’un Arrow et d’un Pareto. L’équilibre est dépourvu de contenus. Il ne peut être orienté que par un principe de réciprocité purement formel. Mais la réalité est différente, le sens des procès sociaux est toujours déterminé et ses temps ne sont jamais instantanés – la formation des revendications et des définitions des droits subjectifs s’accumulent dans le temps et dans l’espace. Les procédures contractuelles deviennent donc des procédures de négociation continuelles. Ou encore, et c’est beaucoup plus fréquent, anticipation, de la part de l’État et de l’administration, du procès de négociation, à travers une activation institutionnelle de prétendus sujets. Le procès s’achève dans la production de règles singularisées, dans une production exceptionnelle de droit objectif, par l’élaboration continuelle de règlements. Là où la théorie des systèmes s’appelle Adam, le néo-contractualisme s’appelle Eve, et le serpent n’est pas encore intervenu pour briser l’heureuse union. La démocratie consiste donc, au sein de notre « Polizeiwissenschaft », dans un dispositif de remplissage contractuel d’une physique de l’équilibre, dans une continuelle et infatigable procédure de soutien d’un schéma formel d’équilibre. La démocratie de la « Polizeiwissenschaft » est une substitution au réel. On voit combien le politique se substituant au réel, on peut difficilement parler ici d’un « déficit politique ». Le discours de l’État est omniprésent, surtout là où le libéralisme l’emporte, là où s’affirment des comportements contractuels, où agissent des procédures singularisées. La capillarité de la combinaison systématico-contractuelle vit d’un cablage microsociologique tous azimuts. Le statu quo est toujours nouveau. Le « centre » n’est plus un concept parlementaire mais une dérive métaphysique. On ne peut gouverner autrement.
Qu’on nous permette ici une brève digression pour nous demander si, à la base de la théorie autogestionnaire de Rocard, ne se trouvait pas le même concept que celui qui fonde aujourd’hui la pratique du Rocard étatiste. Apologie d’un centre systémique immobile, mutatis mutandis.
La primauté de la démocratie sur la philosophie est invoquée pour affirmer l’efficacité d’une idée d’équilibre (politique, social, constitutionnel) totalement déréalisé. Richard Rorty a avancé cette thèse, en tentant de concilier l’axe systémique-contractuel de la science du gouvernement contemporain avec une réhabilitation en bonne et due forme du conventionnalisme linguistique de la tradition pragmatique américaine. Les transcendantaux formels de l’« équilibre réflexif » et les matrices opérationnelles d’identification des sujets systémiques s’accompagnent d’une philosophie du sens commun. En réalité, cette intervention indique une première difficulté essentielle du schéma systémico-contractuel et tente de lui imposer un remède de l’intérieur. Cette difficulté consiste en ce que l’affaiblissement de l’horizon normatif ne peut de toute façon exclure des procédures de nomination par des références réelles. Le problème de la déréalisation se déplace donc des procédures systémico-formelles aux pratiques de nomination des acteurs du procès administratif. Comment accéder à ses pratiques sans céder du terrain à l’ontologie ? Selon Rorty les valeurs traditionnelles et conventionnelles d’une démocratie laïque et réformiste devraient permettre de donner un sens à une science de gouvernement systémico-contractualiste. Mais cet espoir de Rorty, qui voudrait s’affranchir de l’horizon du formalisme, se heurte aux déterminations effectives des pratiques de nomination : celles-ci ne se réalisent pas sur le terrain pur que le jusnaturalisme démocratique suppose, mais sur un espace encombré d’irréversibles et imperméables excès institutionnels. Le problème de la nomination ne peut être différencié de celui des régulations. La nomination s’accomplit au sein de schémas et de hiérarchies d’interdépendances, de cadres de régulations. La nomination consiste à fabriquer des sujets ou des conflits auxquels puissent être superposés des compromis institutionnels, et à produire des entités pouvant être insérées dans les mécanismes de réduction de la complexité : nomination, communication, arbitrage, restructu ration marchent ici d’un même pas. L’idéal de démocratie qui soutient la rectification rortyenne du discours systémico-contactualiste, se voudrait un idéal jeffersonien, une démocratie sans frontières, là au contraire où la « Polizeiwissenschaft » assume un modèle socio-politique replié vers l’intérieur, vers des espaces limités et des temps déterminés. La science juridique du postmoderne rend évanescents des noms qui ont au contraire une existence réelle. Le conventionalisme linguistique même a fini par exprimer la nécessité d’un référent réel du procès de la nomination, plus qu’il n’en formalise les résultats. Rorty ne résout pas le problème de la science juridique systémico-formelle, mais se contente de le souligner.
Mais qui nomme qui ? Où, quand ? Qui a l’autorité de nommer ? L’occultation de ces questions par l’épistémologie systémique revient à expulser l’intelligence de la science politique. Nous n’avons jamais, autant que ses dernières années, fait l’expérience de la stupidité désastreuse des analystes politiques et de leur efficacité. Le délire systémique des kremlinologues leur a empêché de voir la révolution en cours dans la société du « socialisme réel », l’engouement pour le marché a par ailleurs poussé les démocrates dans le précipice grotesque du reaganisme et du tatchérisme. Le totalitarisme du Goulag et la belle démocratie athénienne sont autant de chimères qui ont obnubilé les cerveaux. Tel est le fond idéologique sur lequel la « Polizeiwissenschaft » a pu se constituer, en évacuant les problèmes réels : entre le « déficit du politique » et l’orgie de l’idéologie. Et maintenant ? La débandade est totale. Quelle profonde nostalgie nous envahit pour la vieille science politique réactionnaire d’un Raymond Aron ou d’un Norberto Bobbio, qui pouvaient affirmer et dire qu’il existe quelqu’un pour commander et quelqu’un pour obéir, quelqu’un qui exerce l’autorité et quelqu’un qui s’y oppose, que la révolution est toujours aux portes et qu’il est nécessaire de savoir la combattre… Mais alors, qui nomme qui ? L’expulsion du problème ontologique de la science juridique et politique n’a fait pour le moment que rendre plus difficile le questionnement théorique sur le non-sens et l’a enveloppé dans un réseau inextricable de tautologies. L’affirmation selon laquelle la technique du pouvoir et des procès consensuels puisse être organisée linéairement selon des critères non équivoques de rationalité, ou que les équilibres contractuels puissent reposer sur des équivalences génériques, est moins fausse qu’inconsistante du point de vue du statut logique des raisonnements. Les différences entre des codes linguistiques, des déterminations pratiques qui proviennent des thèmes communicatifs entre les différentes séquences temporelles au sein desquelles les dispositifs de l’obligation et du consentement se forment – sont incompressibles. Seule la prise en considération de ces problèmes et leur déplacement sur le terrain de l’histoire concrète et des rapports de force qui se déterminent en elle, peuvent permettre de redéfinir les catégories du discours politique. Et d’en finir avec les délices théoriques de la « Polizeiwissenschaft ».
Ces observations critiques, semblables à celles que l’école habermasienne soulève contre la « Polizeiwissenschaft », ne doivent pas cependant nous inciter à penser qu’un renforcement possible de l’analyse en des termes empiriques ou une utilisation plus efficace d’instruments herméneutiques (comme précisément Habermas le prétend) puissent nous permettre un déplacement du problème. Si un déplacement est possible, ce n’est que sur la base de la démystification de la phénoménologie du pouvoir que la « Polizeiwissenschaft » nous présente. Autrement dit, contrairement à ce qui se produit dans les écoles du transcendantalisme communicatif (Habermas) ou de la nouvelle herméneutique (Rorty), la « Polizeiwissenschaft » enregistre une transformation réelle, le changement du paradigme social des dernières décennies du xxe siècle. Elle enregistre et mystifie, à travers l’excédent politicoadministratif qu’elle produit, la plus grande extension des rapports de communication et de coopération qui ont investi et transformé le tissu social et productif. Elle enregistre et mystifie, à travers la multiplication des procédures et la manipulation des acteurs, des espaces et des temps différents dans le rapport social, l’émergence et l’articulation multilatérale des nouveaux sujets de la production sociale. La socialisation et en même temps la singularisation maximales du tissu social et productif se voient traduites dans l’extension de l’intervention administrative, pour déterminer sur elles un effet de contrôle et d’instrumentation fonctionnel. La vérité de l’administration est, en ce sens, supérieure à la vérité de la démocratie. L’administration révèle ce que la démocratie cache, autrement dit l’extraordinaire intégration de la coopération productive, le fait que sur le marché politique se présentent moins des citoyens que des producteurs collectifs et que les tendances immanentes au développement de la coopération productive doivent être soumises à des schémas fonctionnels de production de subjectivité subordonnée (ou simplement ordonnée). La vérité de l’administration est portée à un niveau ontologique plus élevé que la vérité de la démocratie – et si nous voulons restaurer la démocratie nous ne pourrons le faire qu’après nous être hissés jusqu’à cette hauteur. Autrement dit, après avoir compris que la « Polizeiwissenschaft » est la forme dans laquelle la science administrative s’organise dans la crise du vieux paradigme disciplinaire, en percevant toutefois les potentialités du nouveau modèle social, toujours plus communicatif, toujours plus coopératif, comme généalogie et consolidation de nouvelles subjectivités collectives. Les finalités réactionnaires de la nouvelle science du gouvernement ne peuvent occulter la nouveauté des événements enregistrés. Les limites de la « Polizeiwissenschaft » ne consistent pas dans sa capacité de produire une image du social mais dans le fait qu’elle est réduite à être une pure fonction de contrôle, et au fait de se confronter avec une relative imperméabilité du nouveau paradigme social. Dans la tentative d’exproprier la nouveauté du réel, en lui substituant un procès politico-administratif.
La « Polizeiwissenschaft » met fin au problème de la légitimation, tel que toute une tradition millénaire de la pensée politique l’avait posé : élaboration du concept d’obligation du citoyen vis-à-vis de l’État, élaboration du concept d’autorité à l’intérieur et au-dessus de la société. Le problème de la légitimation ne se pose plus dans la mesure où toutes ses déterminations sociales sont désormais considérées comme vides. La « Polizeiwissenschaft » vit du vide de l’être social. C’est l’État et sa reproduction qui sont au centre de la théorie politique : les citoyens sont des individus, des producteurs que le système du pouvoir organise et fait vivre. Le vide, le néant ontologique sont à la base de la théorie moderne de l’État. Le « déficit du politique » loin d’être une catégorie sociologique est une catégorie métaphysique, elle n’est pas cependant moins réelle pour autant. Le pouvoir de nomination est devenu absolu par manque de toute référence réelle – mais ce manque de référent est réel. L’administration de la communication, la production de la subjectivité supplantent le réel. Ce n’est pas seulement la théorie démocratique de la légitimation qui est éliminée – mais aussi la théorie autoritaire du pouvoir, de Hobbes à Schmitt : il n’y a plus ni amis ni ennemis. Le lien social, son incidence aussi bien sur les procès de coopération que de légitimation sont rendus dérisoires. « Pourquoi faut-il obéir » : ce problème est évacué par une phénoménologie de l’obéissance que l’on prend pour la réalité normative, pour un cadre général de référence immuable. La nécessité du pouvoir est non pas démontrée mais postulée. L’existence du pouvoir, de ce pouvoir actuel, a la même opaque mais inviolable nécessité qu’un événement naturel.
Une fois de plus, la mystification est plus vraie que sa critique. Ce qui ne veut pas dire qu’elle ne reste pas une mystification. Une fois de plus : si la critique veut atteindre la vérité elle doit traverser le contenu de réalité de la mystification. Que veut dire aujourd’hui traverser cette épaisseur vide mais efficace ? Toute réponse possible exclut, en premier lieu, une dimension réformiste de l’approche. La machine est impossible à réformer, non parce qu’elle est fermée mais parce qu’elle est tautologique. Tout contact avec elle ne fait que huiler ses rouages, entretenir son irrésistible circularité, chaque coup donné est un doigt arraché. L’utopie, en second lieu, est impossible : elle est toujours politique – mais où peut-elle se produire dans une réalité marquée par l’excès du politique ? De même que le réformisme ne trouve aucun espace dans l’horizon continu de la « Polizeiwissenschaft », de même l’utopisme ne trouve pas d’ouvertures temporelles dans la planification rigide des temps du pouvoir. Et alors ? Seul le vide de déterminations, le manque absolu du lien social peuvent déterminer une alternative. Seul une pratique de l’inconsistance du lien social s’avère capable de révolution. Tienanmen et Berlin représentent des masses d’individus désagrégés qui s’affirment intempestivement sur la scène du pouvoir. Ils constituent une puissance vide de déterminations positives qui se présente comme une alternative radicale. Ils n’ont rien à dire, sinon « ça suffit ». Ils présentent une puissance aussi vide que radicale. Une puissance pure. Un pouvoir constituant absolument sans détermination et capable dès lors de tous les possibles. Le néant ontologique est ici omnipuissant. Le réformisme et l’utopie assument la logique du principe de nomination : en face le pouvoir constituant est innommable. Au pouvoir s’oppose alors la puissance pure. La limite métaphysique de la pure multiplicité est l’unique alternative aux variations de l’unité, modulée par la théorie des systèmes, par le transcendantalisme, par la « Polizeiwissenschaft ». Dans ce cas aussi la démocratie prévaut sur la philosophie : mais ici la démocratie n’est pas un fétiche formel ni même l’utopie d’un parcours indéfini de temps et d’espace. Ici la démocratie est le pouvoir constituant de la multitude. C’est la révolution continue comme forme du gouvernement. C’est l’imagination au pouvoir.
Le paradigme de la communication peut être divisé en deux : d’un côté l’information, de l’autre l’imagination. Le paradigme de la communication est celui de la production de la subjectivité : celle-ci aussi est divisée en deux, entre « qui nomme » et « qui exprime ». Rocard nomme, Tienanmen et Berlin expriment, créent. D’un côté le pouvoir, de l’autre la puissance constituante. Mais surtout, d’un côté le pouvoir, de l’autre le savoir. Le savoir des plus nombreux, la coopération du travail, le néant des déterminations politiques et le tout des déterminations cognitives, le vide de l’être politique (nommé) et le plein du travail (constituant). L’économie politique de la volonté du savoir est le défi que lance la multitude à la « Polizeiwissenschaft ». Le grand laboratoire de la modernisation de l’administration publique n’est pas la police mais l’imagination. Aujourd’hui, poser le problème du pouvoir consiste à se demander qui produit la subjectivité. La réponse de Rocard nous semble, quant à nous, parfaitement cohérente. Mais Tienanmen, Berlin et nos entrailles se révoltent : sur le vide de déterminations concrètes, sur le plein d’un savoir qui n’acceptera jamais d’être systématisé. De plus, l’Angelus Novus qui illumine la fin du XXe siècle semble avoir confiance et donner un sens à notre désir.
(Traduit par Marilène RAIOLA)