Infinity of communication/Finitude of Desire

Posted: February 11, 2011 in 1990's, 1992, Futur Anterieur, Negri in French

Infinité de la communication/finitude du désir
Mise en ligne mars 1992
par Toni Negri
Jamais comme aujourd’hui, le rapport média-spectateur n’a été à ce point démonisé et cela ne fait qu’empirer. Qui plus est, on a voulu donner du message médiatique l’image d’une rafale de mitraillette s’abattant sur le spectateur – misérable cible d’un pouvoir omniprésent – et l’anéantissant. Ce moralisme obtus et déprimant a pris l’allure d’un rituel, plus particulièrement pour une gauche désormais incapable d’analyses et de propositions positives et qui continue à se cantonner dans d’inutiles lamentations. On nous représente une vie quotidienne dominée par le monstre médiatique comme une scène peuplée de fantasmes, de zombies prisonniers d’un destin de passivité, de frustrations et d’impuissances.
Cette démonisation n’est pas la seule composante de la définition du rapport média-public-vie quotidienne. La “science de la communication” lui est un bon support. Car en effet la communication est en permanence rabattue sur l’information, et les médias sont conçus comme des fonctions linéaires qui prolongent dans la société des messages d’une efficacité toute pavlovienne. Comme cela se passe déjà en linguistique, dans les sciences de la communication (ou plutôt dans les “soi-disant” sciences de la communication), le langage est aujourd’hui disséqué et sa subjectivité évacuée. Tout ce qui est éthique, politique, poétique, interactif, non immédiatement discursif, dans le rapport média/public (comme cela l’est déjà dans le rapport sujet/langage), est éliminé. C’est sur cette réduction scientifique (si l’on peut dire !) que prennent appui les conceptions terroristes des médias, les lamentations des moralistes et surtout une vision réifiée et intransitive de la vie politique se traduisant par : il n’y a rien à faire ! impossible d’échapper à cet esclavage ! C’est ici que se confirme la sacralité du pouvoir, dans cette toute nouvelle modernité.
La gauche ne sait que proposer la théorie de la manipulation et plaint les malheureux spectateurs qu’on réduit à des récepteurs passifs. Certes, il n’est pas dans nos intentions de nier les effets régressifs que provoque le monde des médias actuels sur ses utilisateurs. Certes, nous ne sommes pas insensibles à la dégradation du goût et du savoir collectif, non plus qu’à la colonisation des univers du vécu. De plus, il nous semble absolument évident que la machine médiatique ne produit pas du tout ces effets en toute innocence. Dans le système de pouvoir actuel elle produit consciemment des codes infectés et épidémiques, destinés à empêcher et à court-circuiter les mécanismes de production symbolique. Sélection stratégique et instrumentale des contenus informatiques, renversement systématique des sens et des valeurs, réduction extrême de l’information à la marchandise et de la communication à la vénalité et à la futilité : et allons-y gaiement !
Mais une fois reconnu tout cela, la théorie de la manipulation est-elle vraie pour autant, peut-on continuer à la soutenir ? Le catastrophisme et les invocations lyriques à se libérer de la domination des médias faiseurs de marchandises des derniers critiques de l’école de Francfort sont-ils encore d’actualité ? Non, l’être humain n’est pas unidimensionnel, et il faut résolument refuser ces conceptions dont nous avons parlé jusqu’ici et que la gauche moralisante et pessimiste a fait siennes. D’abord parce qu’elles sont fausses ; ensuite parce qu’elles ont pour résultat impuissance éthique et défaitisme politique.
Elles sont donc fausses. Ce n’est pas ici le lieu de reprendre les longues discussions, toujours intéressantes par ailleurs, qui ont accompagné le développement des sciences linguistiques et le dépassement d’un structuralisme mécanique et mesquin qu’elles ont opéré. Il suffit de se rappeler comment de Bakhtine à Hjelmslev, de Benjamin à Deleuze, pour ne citer que quelques auteurs essentiels, la grave distorsion objectiviste et fonctionnelle que la linguistique avait subie, a été réparée, au moins en partie. S’il est aujourd’hui possible de recommencer à parler de sciences de la communication c’est donc sur la base d’une théorie qui réintroduit des dimensions ontologiques et subjectivistes, des éléments autopoïétiques et créatifs, dans la description des agencements collectifs qui se constituent dans le tissu médiatique et communicationnel. L’opérativité collective, éthico-politique, émotive et créative, qui agit dans le monde de la communication, est un élément irréductible, une résistance qui ouvre sur d’autres voies : elle est essentiellement à la base de nouvelles constitutions des sujets et de nouvelles inter-relations qui ne cessent de se produire. L’ensemble “machinique” de la communication médiatique est un monde de transformation et de constitution, comme tous les autres mondes “machiniques” dans lesquels la vie de l’être humain se trouve insérée. Marx avait montré comment l’accumulation capitalistique en transformant progressivement l’être humain, c’est-à-dire le travailleur, développe au maximum sa productivité, en en faisant une force productive capable de s’auto-valoriser et donc d’être une force révolutionnaire. Par l’accumulation de communication, la conscience de l’être humain se transforme et il devient apte à une reconnaissance collective de cet élargissement des possibilités de savoir et des capacités de transformation qui, seules, peuvent lui assurer davantage de liberté.
Nous voici donc au coeur du problème, c’est-à-dire qu’il faut considérer le monde de la communication comme le lieu dans lequel les grandes forces sociales du savoir et de la communication se posent comme les seules forces productives. Le travail collectif de l’humanité prend consistance dans la communication et le paradigme communicationnel s’identifie peu à peu, mais avec une évidence de plus en plus grande, à celui du travail social, à celui de la productivité sociale. La communication devient la forme sous laquelle s’organise le monde de la vie avec toute sa richesse. La nouvelle subjectivité se constitue à l’intérieur de ce contexte de machines et de travail, d’instruments cognitifs et d’autoconscience poïétique, de nouvel environnement et de nouvelle coopération. Le travail humain de production d’une nouvelle subjectivité prend toute sa consistance dans l’horizon virtuel qu’ouvrent de plus en plus les technologies de la communication.
Il nous faut revenir une fois de plus à l’analyse et à la critique marxienne du travail pour retrouver dans ce processus le mécanisme de l’exploitation et les raisons de la révolution. Nous allons y revenir dans le cas présent : c’est-à-dire à ce stade où la communication nous apparaît désormais comme la machine qui domine toute la société, mais à l’intérieur de laquelle la coopération des consciences et des pratiques individuelles atteint son niveau de productivité le plus élevé -productivité du sujet, coopération des sujets, production d’un nouvel horizon tout à la fois de richesses et de libération. Au sein même de ce travail communicationnel, les résistances ultimes d’un monde capitalistique réifié, pris dans les déterminations fétichistes de l’horizon de la marchandise, s’affaiblissent : la réalité, la nature, la société se trouvent prises dans la consistance du flux des événements ; l’activité communicationnel de la force de travail, des consciences communicantes, des sujets coopérants devient donc capable de mettre en oeuvre, radicalement, la transformation sociale, sans autre limite que la finitude de notre désir. Une finité qui a pour seul obstacle l’infinité de la tâche.
Nous entrons dans une ère post-médiatique. La seconde critique que nous pouvons faire aux théories de la communication que le pouvoir nous offre aujourd’hui s’appuie sur cette constatation. C’est à partir de là que l’on peut démystifier la perspective d’un esclavage politique inéluctable (et de la poursuite de l’exploitation du travail). C’est-à-dire en étant conscient que le triomphe du paradigme communicationnel et la consolidation de l’horizon médiatique, par sa virtualité, sa productivité, l’extension de ses effets, loin de déterminer un monde pris dans la nécessité et la réification, ouvrent des espaces de lutte pour la transformation sociale et la démocratie radicale. C’est à l’intérieur de ce nouveau champ qu’il faut porter le combat.
Combat pour réduire tous les éléments et les agents qui répètent, dans le nouveau mode de production de la subjectivité, les vieilles normes, les codes et les paradigmes misérables de l’ancien art de régner : lutte de réappropriation des médias et de toutes les articulations de la communication. Les destructions à opérer dans ce champ sont innombrables : comment détruire le système privé et/ou étatique, le monopole capitalistique de la communication ?
Comment annuler l’intervention des professionnels de la communication et de tout le système de codes de pouvoir qu’ils véhiculent ? Comment miner le terrain sur lequel repose ce centre de production des appareils idéologiques ? Mais si les destructions à opérer sont amples et ardues, bien plus importantes encore et plus accaparantes sont les opérations positives à penser. Il s’agit d’imaginer et de construire un système collectif de communication d’où seraient exclus le privé et l’étatique. Il s’agit de construire un système de communication publique fondé sur l’interrelation active et coopérante des sujets. Il s’agit de relier communication/production/vie sociale dans des formes de proximité et de coopération de plus en plus intenses. Il s’agit en somme d’envisager une démocratie radicale dans la société comme dans la production, à mettre en forme dans les conditions de l’horizon post-média

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