De la transition au pouvoir constituant
Mise en ligne juin 1990
par Toni Negri
1. Le communisme comme objectif minimal
A partir du Bernsteindebatte, aussi bien la tradition révolutionnaire que réformiste ont toujours considéré le socialisme comme une période de transition entre le capitalisme et le communisme (ou, selon la terminologie socio-démocrate, le post-capitalisme) et donc comme un concept indépendant du premier et du second. Que les sociaux-démocrates aient ensuite abandonné le terrain de l’utopie pour se reconnaître de simples administrateurs de la modernisation capitaliste, c’est leur problème : mais il devient le nôtre dès lors que par un tour de passe-passe, cette transition que tous appelaient socialisme, est aujourd’hui définie communisme. La responsabilité majeure de cette banalisation de l’utopie revient sans nul doute aux idéologies du stalinisme et aux politiciens de l’« avenir radieux ». Ce qui ne change rien à notre mépris pour ceux qui à présent célèbrent unanimement la fin du communisme, en la transformant en apologie de l’état actuel des choses. Mais revenons à notre distinction. Ni le Marx de la « Commune de Paris », ni le Lénine de « l’Etat et la révolution », n’ont jamais considéré le socialisme comme une époque historique : ils l’ont conçu comme un Etat de transition, court et puissant qui réalisait le procès d’extinction de l’appareil de pouvoir. Le communisme vivait déjà dans la transition, comme son moteur, non comme un idéal mais comme subjectivité active et efficace – qui se confrontait à l’ensemble des conditions de production et de reproduction capitalistes, en se les réappropriant, et pouvait à cette condition, les détruire et les surmonter. Le communisme, en tant que procès de libération, était défini comme le mouvement réel qui détruit l’état actuel des choses. C’est seulement dans les années 30 que le groupe dirigeant soviétique a considéré le socialisme comme une activité productive qui crée, coûte que coûte, les bases matérielles d’une société en compétition avec le rythme de son propre développement et celui des pays capitalistes. A partir de ce moment le socialisme ne s’identifie pas tant au dépassement du système du capital et du travail salarié, qu’à une alternative socio-économique du capitalisme. Dans le socialisme, selon la théorie, survivaient certains éléments du capitalisme : or, l’un d’eux, l’Etat, se trouve alors exacerbé dans les formes autoritaires les plus extrêmes ; l’autre, 1e marché, est étouffé et évacué également comme critère micro-économique du calcul de la valeur. Aussi bien l’opposition luxemburgiste, qui insistait sur le procès démocratique, créatif, anti-étatique, de la transition, que trotskiste dont la critique concernait la totalité des rapports d’exploitation sur le marché mondial, ont été détruites. Ce qui a eu pour conséquence dans le premier cas l’atrophie, puis l’étouffement mortel de l’échange politique ; dans le second l’étranglement du socialisme à l’intérieur du marché mondial ou l’impossibilité de récupérer par des lignes intérieures l’impétueux développement de la lutte de classes anti-fasciste et révolutionnaire qui au cours de différentes époques s’est ouvert à l’échelle mondiale. Et pour autant que l’on insiste – et nous-mêmes nous en sommes profondément convaincu – sur l’âme révolutionnaire de la réforme gorbatchévienne, il ne semble vraiment pas que l’Union soviétique puisse encore récupérer cette fonction hégémonique dans la lutte des classes que la révolution de 17 lui avait assignée. La Place Rouge a cessé depuis trop longtemps, et à travers d’innombrables tragédies, d’être le point de référence des communistes. Ceci dit, le communisme vit. Il vit partout où l’exploitation persiste. Il constitue l’unique réponse à l’anticapitalisme naturel des masses. Ou plutôt, plus le capitalisme se reproduit, plus il étend et enracine le désir du communisme – en déterminant, d’un côté, des conditions de production collective, de l’autre, une irrésistible volonté collective de s’en réapproprier librement. Celui qui, dans l’orgie actuelle d’anticommunisme, croit sincèrement que l’exploitation et la volonté subversive ont disparu, ne peut que faire preuve d’aveuglement. Il est donc temps de recommencer à penser la transition communiste comme quelque chose qui survient – comme le pensaient les classiques du marxisme – en se construisant directement au sein du développement capitaliste. Depuis les années 60 les courants critiques du marxisme occidental avaient, sans illusions sur la Place Rouge et sur le socialisme de la pauvreté, ceuvré en ce sens. Le communisme, comme objectif minimal, constitue, depuis, le seul thème de la science politique de la transition. Une énorme quantité d’expériences et de connaissances s’est accumulée sur ce point. La méthode est matérialiste : plonger l’analyse dans le mode de production actuel, reconstruire les contradictions qui s’annoncent sous des figures toujours nouvelles entre celui-ci et les procès et les sujets productifs, critiquer la modernité et ses conséquences, travailler à la recomposition des subjectivités collectives et de leurs réseaux communicatifs, transformer la connaissance en volonté conséquente. Nous nous trouverons alors devant une série de préréquisits du communisme vivant dans nos sociétés, et qui ont atteint un niveau de maturité sans précédent. Et si le mot « préréquisit » effraye et insinue le soupçon que nous confrontons la réalité à un idéal, dont worry : notre unique téléologie est celle que nous tirons de la devise marxienne, « c’est l’anatomie de l’homme qui explique celle du singe ».
2. L’irréversibilité des conquêtes ouvrières
Qu’est-ce qu’un préréquisit du communisme ? C’est une détermination collective, interne au mode de production, sur laquelle s’accumulent les résultats et les tendances de la lutte contre le travail par ceux qui, dans le processus du travail, sont exploités. Dans les sociétés ayant atteint un haut niveau de développement beaucoup de ces préréquisits existent aussi bien à l’intérieur des procès du travail que des institutions : si les sociétés socialistes sont mortes des résidus du capitalisme, les sociétés capitalistes semblent vivre uniquement en s’articulant sur l’anticipation du communisme. Mais pourquoi, attribuons-nous une qualification tendancielle à ce constat évident ? Pourquoi appelons-nous préréquisits, et surtout préréquisits du communisme, ces résultats collectifs des luttes, ancrés au sein du mode capitaliste de production, aussi bien dans sa structure politico-juridique que dans celle économico-sociale ? Parce que ces déterminations semblent être structurellement qualifiées par trois paradigmes : celui collectif, celui de l’irréversibilité, celui dynamique de la contradiction et de la crise. La tendantialité résulte de ces trois caractères, comme le mouvement dérive d’un moteur – rien de finaliste en cela. Déterminations collectives donc : au sens où elles regroupent une multitude de travailleurs sous des catégories communicatives, coopératives (de travail, d’intérêts, de langage) toujours plus étroites. Irréversibles : en tant qu’elles constituent des conditions de la vie sociale qui sont devenues incontournables, même dans une situation de catastrophe. Un élément d’agrégation historique collective devient ainsi un moment institutionnel profond ; un ensemble de volontés contradictoires et de conflits collectifs devient ontologie. Mais ces déterminations, même ontologiquement consolidées, demeurent contradictoires. La lutte contre l’exploitation continue à les traverser et de même qu’elle les avait produites, elle les alimente et trace des potentiels de crise sur l’horizon du système entier. Un exemple élémentaire du fonctionnement d’un préréquisit nous est donné par les institutions du Welfarestate. Celles-ci sont le produit des luttes qui obligent, dans le compromis institutionnel, l’Etat capitaliste à accepter en son propre sein, la représentation d’intérêts collectifs organisés, parfois antagonistes. Cette représentation, mise au service d’une redistribution tendantiellement égalitaire du revenu social, qui englobe une quantité toujours plus importante de filières d’intérêts collectifs, devient une réalité institutionnelle solide. L’irréversibilité de ces émergences institutionnelles est en outre renforcée par le réseau de rapports de force qui en ont traversé la genèse, par les conflits d’intérêts répétés, ainsi que paradoxalement par l’inertie même des institutions. Nous l’avons vérifié dans les pays capitalistes au cours de ces vingt années de contre-révolution néo-libérale, – sans doute pourrons-nous le vérifier également dans la crise du « socialisme réel ». La science politique et la doctrine du droit public, en rapport avec ces phénomènes, ont dû modifier leur propre statut scientifique, abandonnant le formalisme traditionnel et subordonnant le procédé analytique à la perméabilité continuelle des luttes et des institutions ; les dynamiques de contrôle qui en ont découlé se sont engagées sur un terrain où prévaut l’interchangeabilité et l’impossibilité de discerner le social du politique. La science est soumise à l’entrelacement entre mobilité sociale des sujets et des mouvements et l’ontologie institutionnelle des résultats qui en dérivent – sur lesquels se basent les processus gouvernementaux. Complexité et rigidité se conjuguent, toute action gouvernementale risque de modifier l’ensemble du système de production et de reproduction sociale. Et c’est précisément ce jeu qui ouvre continuellement la crise et qui définit des séquences de contradiction croissante. De fait, la contradiction déterminée par les intérêts collectifs, irréversiblement implantés à un niveau institutionnel, ne peut être résolue que par des moyens collectifs. Pour employer les termes de l’économie classique, et de sa critique, nous pourrions dire que dans une telle phase de développement du mode de production, toute tentative de manoeuvre et de contrôle des proportions du travail nécessaire s’inscrit dans les coûts de reproduction du capital fixe, socialement consolidé. Cette rigidité est donc irréversible. Or, si cette affirmation dépasse probablement les analyses de Marx (mais elle va peut-être dans le sens de sa conception de la tendance), elle dépasse d’autant plus la pensée économique actuelle, néo-libérale ou même néo-keynesienne, – là où la mobilité de tous les facteurs de la production est présupposée, sous une forme plus ou moins intense, comme condition de gouvernement. Dans les termes d’une critique des institutions politiques, c’est-à-dire d’une analyse de Welfarestate, cette affirmation signifie que le gouvernement de la reproduction sociale n’est possible qu’en termes de gestion collective du capital. En effet, les conditions d’existence du capital ne sont plus seulement implicitement mais explicitement collectives. Autrement dit, elles ne sont plus simplement liées à l’abstraction du capital collectif mais font partie de l’existence empirique, historique, de l’ouvrier collectif. Le Welfarestate, son irréversibilité (ainsi que, à première vue, l’irréversibilité de certaines déterminations fondamentales du « socialisme réel ») ne représentent donc pas des déviations par rapport au développement capitaliste – elles constituent plutôt de véritables îlots de nouvelles coopérations sociales, de nouvelles et très intenses conditions collectives de la production, enregistrées comme telles au niveau institutionnel même. D’où la crise que la durée même du Welfare provoque continuellement dans l’Etat libéralo-démocratique. D’où les dynamiques de ruptures que cette irréversibilité libère sans cesse dans la forme-Etat actuelle, car les déterminations du Welfare sont en même temps nécessaires pour le consensus et insoutenables pour la stabilité. Préréquisits actifs du communisme ? Il serait absurde de seulement le supposer. Et toutefois préréquisits irréductibles d’une déstabilisation permanente des assises systématiques de la gestion libérale ou socialiste de l’Etat. Préréquisits d’une révolution passive.
3. Le collectif dans l’organisation du travail
Plus importants encore sont les préréquisits du communisme qui, de nos jours, peuvent être identifiés dans l’évolution de l’organisation du travail. Le taylorisme avait déterminé un extraordinaire procès d’abstraction de la force travail. Le fordisme a ouvert à cette subjectivité abstraite les mécanismes de la négociation collective de la consommation, en posant les bases de l’attraction de l’Etat (et de la dépense publique) à l’intérieur du mécanisme productif. Le keynesianisme avait proposé un schéma progressif de proportionnalité entre travail social nécessaire et plus-value, et l’Etat keynesien avait accompli le travail de Sisyphe qui consistait à organiser de continuels compromis entre des sujets antagonistes. Aujourd’hui, sur le terrain de l’organisation du travail, ces rapports sont bouleversés. En effet, au cours du développement des luttes des années 60 et 70, l’abstraction du travail a exacerbé ses dimensions subjectives et les a poussées sur le terrain de la subversion. La réaction capitaliste qui a suivi a dû réduire, à travers la restructuration, la qualité du nouveau sujet en une qualité objective du procès du travail. Aujourd’hui nous sommes au coeur de ce procès de restructuration. Dans cet horizon allant du taylorisme au post-taylorisme, du fordisme au post-fordisme, la subjectivité et la coopération productive sont encouragées comme condition du procès du travail. Le rapport fordien entre production et consommation s’est intériorisé, de sorte que la logique productive et celle de la circulation et de la réalisation de la valeur du produit sont optimisées. La nouvelle production de masse exige une flexibilité totale, certes ; le self-making de la classe ouvrière doit être réduit à un élément immédiat de la production et de la circulation : mais l’efficacité industrielle est ainsi soumise aux règles d’autonomie et d’auto-activation de la classe ouvrière. Les mille variétés du « modèle japonais » et de son succès mondial se réduisent au fond à la reconnaissance la plus explicite de la fonction immédiatement valorisante de la subjectivité ouvrière, – après la période d’hégémonie du taylorisme où la subjectivité n’était reconnue que comme antagoniste. Il est vrai que cette acceptation de la fonction productive du sujet au sein de l’organisation du travail ne va pas sans conditions péremptoires ; autrement dit, du point de vue capitaliste, elle n’est possible qu’en termes d’intégration industrielle et de négation du statut ouvrier traditionnel, dans sa forme syndicale et comme classe. Mais seuls d’incurables fétichistes du passé (pour autant qu’il puisse avoir été glorieux) peuvent nier la modification positive déterminante que suppose la transformation du statut ouvrier. Même si elle est le fruit d’une défaite historique, suivie au cycle des luttes de 60-70, cette nouvelle figure ouvrière montre, dans le procès du travail, un haut degré de consolidation de la subjectivité collective. Sans vouloir négliger certaines formes de passivité, il nous est possible de remonter ici de l’antagonisme de la force travail abstraite à la détermination concrète d’une force de travail collective, – non encore antagoniste mais subjectivement active. Le seuil de passivité inertiel du procès révolutionnaire qui se révèle dans le Welfarestate est ici, en quelque sorte, atténué. La classe ouvrière a conservé, dans son existence quotidienne, les valeurs d’une coopération vécue – dans des phases précédentes – sur le terrain de l’antagonisme abstrait. Aujourd’hui cette activité coopérative et subjective est transposée, à l’état latent, à l’intérieur du procès du travail. La contradiction est aiguë et ne peut que devenir plus puissante dans la mesure même où le procès de restructuration s’approfondit. En conclusion et d’une manière générale, l’on peut dire que le travail vivant est organisé au sein de l’entreprise indépendamment du commandement capitaliste et ce n’est que dans un deuxième temps, et formellement, que cette coopération est systématisée dans ce commandement. La coopération productive est posée préalablement et indépendamment de la fonction d’entrepreneur. Par conséquent le capital ne se présente pas comme l’organisation des forces du travail mais comme enregistrement et gestion de l’organisation autonome de la force de travail. La fonction progressive du capital est achevée. Encore une fois nous nous situons bien au-delà des termes (même critiques) de l’économie classique qui ne considère comme productif que le travail incorporé au capital. Il faut remarquer que toutes les écoles de la pensée économique tournent impuissantes autour de cette vérité inouïe du post-fordisme : le travail vivant s’organise indépendamment de l’organisation capitaliste du travail. Et, même lorsque comme dans notre école de la régulation, cette nouvelle détermination semble être comprise, il manque la capacité conséquente de la développer, de concevoir, autrement dit, le renversement de la théorie de l’intégration industrielle en théorie de l’antagonisme développé. La science économique continue, dans son objectivisme aveugle, à attendre que quelque puissance thaumaturge transforme le travail vivant « en soi » en classe ouvrière « en soi et pour soi » – comme si cette transformation était un événement mythique et non, au contraire, ce qu’elle est : un procès. C’est d’autre part, le manque de compréhension de ce procès qui expulse la théorie du seul terrain sur lequel la permanence de la crise, commencée au début des années 70 (parallèlement donc à la restructuration), peut s’expliquer : le terrain sur lequel émerge le processus de libération politique du travail. C’est ici, et seulement ici, que s’accumule toute la production de la valeur. Par conséquent, l’activité de l’entrepreneur produit des agencements de plus en plus extérieurs et parasitaires qui rendent au capitaliste collectif toute intervention sur la crise impossible. En dernière instance.
4. La qualité sociale de la subjectivité productive
L’analyse du troisième préréquisit du communisme nous permet d’avancer sur le terrain de la subjectivité ; nous parvenons, autrement dit, à un degré supérieur de connexion entre les aspects passifs du procès de transformation du mode de production et les potentialités qui s’animent peu à peu en lui. Les procès de création de la valeur, comme on le sait, n’ont plus pour centre le travail d’usine. La dictature de l’entreprise sur la société, sa position au carrefour de tous les procès de formation de la valeur, et donc la centralité objective du travail (salarial, manuel) immédiatement productif, sont en voie d’extinction. Reconnaître ces faits évidents ne signifie pas renoncer à la théorie de la valeur travail mais, au contraire, réévaluer sa validité grâce à une analyse qui relève la transformation radicale de son fonctionnement. Reconnaître ces faits évidents ne signifie pas récuser la réalité de l’exploitation, imaginer que dans une soi-disant société post-industrielle celle-ci serait évacuée de notre expérience – mais au contraire, identifier les nouvelles formes à travers lesquelles l’exploitation est aujourd’hui pratiquée et donc identifier les nouvelles figures de la lutte des classes. En se demandant, surtout, si la transformation ne concerne pas, avant la nature même de l’exploitation, son extension et la qualité du terrain sur lequel elle s’exprime. Ce n’est qu’à partir de cette dimension que l’éventuelle modification de la nature de l’exploitation, comme dans un déplacement de la quantité à la qualité, pourra être vérifiée. Or, la caractéristique fondamentale du nouveau mode de production, c’est que la principale force productive est devenue le travail technico-scientifique, en tant que forme complexe et qualitativement supérieure de synthèse du travail social. Ceci signifie que le travail se manifeste principalement comme travail abstrait et immatériel (pour ce qui est de la forme), comme travail complexe et coopératif (pour ce qui est de la quantité) et comme travail toujours plus intellectuel et scientifique (pour ce qui est de la qualité). Il n’est plus réductible au travail simple – dans le travail technico-scientifique convergent, au contraire, de plus en plus des langages artificiels, les articulations complexes de l’information et de la science des systèmes, de nouveaux paradigmes épistémologiques, des déterminations immatérielles, des machines communicatives. Ce travail est social, en tant que les conditions générales du procès vital (de production et de reproduction) sont soumises à son contrôle et remodelées par rapport à lui. La société entière est investie, et recomposée dans le procès de production de la valeur, par cette nouvelle figure du travail vivant : investie au point que, dans ce procès, l’exploitation semble avoir disparu, – ou, mieux, se cantonner à des zones irrémédiablement attardées des sociétés contemporaines. Cette apparence peut facilement être dissipée. Que se passe-t-il en réalité ? Le pouvoir capitaliste, en fait, contrôle, drastiquement les nouvelles figures du travail vivant, mais ne peut que les contrôler de l’extérieur, car il ne lui est pas permis de les envahir de manière disciplinaire. La contradiction de l’exploitation est ainsi déplacée à un très haut niveau où le sujet le plus exploité (celui technico-scientifique) est reconnu dans sa subjectivité créative mais contrôlé dans la gestion de la puissance qu’il exprime. C’est à ce très haut niveau de commandement que la contradiction rebondit sur la société entière. Et c’est donc par rapport à ce très haut niveau de commandement que l’ensemble de l’horizon social de l’exploitation s’unifie tendantiellement, en situant dans le rapport antagoniste tous les éléments d’auto-valorisation, quel que soit le niveau auquel ils se manifestent. Le conflit est donc social parce que le travail technico-scientifique est qualité massifiée de l’intelligentsia du travail ; parce que les pulsions de refus du travail de toutes les autres couches sociales exploitées tendent à s’identifier et à converger vers le travail technico-scientifique vivant ; c’est au sein d’un tel flux, qu’à partir des anciennes subjectivités ouvrières, se constituent de nouveaux modèles culturels, où à l’émancipation par le travail s’oppose la libération du travail manuel et salarié. Enfin le conflit est social parce qu’il se manifeste de plus en plus sur le terrain linguistique général, ou mieux sur le terrain de la production de la subjectivité. Aucun espace n’est laissé ici au commandement capitaliste : l’espace conquis par le capital n’est que celui d’un contrôle du langage, aussi bien scientifique que commun. Il ne s’agit pas toutefois d’un espace insignifiant. Il est garanti par le monopole de la force légitime. E se réorganise continuellement, dans une accélération critique incessante. Pourtant l’accélération déterminée par le développement capitaliste à la subsomption des formes autant passées qu’actuelles de la subjectivité ouvrière et leur réduction en un horizon compact et totalitaire du commandement échouent. Non seulement elles ne parviennent pas à recomposer les déterminations disciplinaires des anciennes stratifications de classes, puisque au contraire, en se déplaçant dans le nouveau tissu des relations de classes elles reconstituent les figures de l’opposition ; mais elles ne parviennent pas non plus à stabiliser le niveau le plus élevé de la subsomption où l’opposition entre langage assujetti et langage produit par le travail vivant est de plus en plus reconductible à l’opposition entre dictature et liberté.
5. De la transition communiste
A la lumière de ces considérations, qu’est-ce qu’une transition vers le communisme ? Elle constitue une critique de l’existant et la construction d’une nouvelle société au sein des transformations du travail, une réinvention du politique dans les nouvelles dimensions du collectif – d’un collectif libéré, devenu sujet. Compte tenu du fait que les conditions de libération du collectif sont les mêmes que celles qui produisent le sujet. Le temps est révolu où entre ces deux déterminations une pause était imposée, de sorte que la libération du collectif pouvait être hypothétiquement produite par un moteur extérieur, avant-garde mythique ou dictature : cette hypothèse est en réalité la condition formelle de ce concept de socialisme que nous avons repoussé au début, et sa dérive consiste en cette dégénérescence du socialisme comme alternative interne au mode de production capitaliste que nous avons considéré comme conséquent à cette hypothèse. Or, pour en revenir au discours sur la fondation, les points de vue à partir desquels la théorie peut affronter ce problème sont trois : celui de la critique de l’économie politique, celui de la critique juridique et constitutionnelle de l’Etat libéralo-démocratique, celui du pouvoir constituant. Pour ce qui est du premier point de vue, certaines données essentielles ont déjà été soulignées. Mais un point de vue qui se réfère uniquement aux préréquisits objectifs représente une démarche très rudimentaire, même si l’élément central que manifeste l’objectivité du problème, est celui de la définition d’un nouveau concept du politique, donc d’une nouvelle forme de démocratie. Il faut aller plus loin. Que signifie alors enraciner le nouveau politique, aujourd’hui ? Cela signifie principalement saisir positivement ces passivités collectives ou, si l’on préfère ces subjectivités latentes, auxquelles aussi bien les institutions du Welfare, la nouvelle figure du procès du travail, que la récente hégémonie sociale du travail technico-scientifique font expressément allusion. Nous devons saisir le lieu d’une absence, la positivité d’une réalité latente, la main invisible du collectif. II nous faut comprendre comment, avant la déstabilisation du pouvoir adverse, s’instaure sur ce lieu le moteur de la destructuration sociale de la domination. C’est sur cette crise continue et sur cette précarité profonde du régime capitaliste que le point de vue de la critique de la science juridique et politique de l’Etat libéralo-démocratique (et donc le point de vue de la transition) devient plus explicite. La projection politique des dimensions collectives du travail trouve, en effet, dans les structures constitutionnelles de l’Etat libéralo-démocratique son obstacle direct. Le concept de représentation politique comme fonction de médiation des individualités privées, est en effet un obstacle à la représentation d’une société qui n’est pas définie par la présence d’individualités mais par l’activité d’une collectivité. L’émancipation du citoyen comme individu et la garantie constitutionnelle de la liberté économique privée (qui en représente le pendant) constituent une entrave à l’expression du rapport désormais consubstantiel entre société et Etat, entre production et détermination du politique. Les règles de l’Etat de droit – ou plutôt les milles subterfuges du privilège que le libéralisme a accordé à la démocratie constitutionnelle – sont, quant à elles, établies pour nier l’irrésistible émergence du besoin de gestion collective de la production sociale. Et que signifie encore la suprématie jacobine de la loi, générale et abstraite, sinon l’expression d’une limite fondamentale, de dernière instance, une fonction de dictature systématique, face à l’irrésistible émergence des procès productifs et institutionnels autonomes, produite par les subjectivités collectives ? Les innombrables non-sens sur lesquels s’appuie la constitution matérielle de l’Etat libéralo-démocratique ne sauraient être occultés par les opportunités que cette même pratique du pouvoir produit – par exemple par les instruments néo-contractuels ou néo-corporatifs. Les instruments contractuels devraient, en effet, diminuer l’écart entre les procès de manipulation sociale et l’émancipation politique. Les instruments corporatifs quant à eux, devraient atténuer l’inconsistance généralisée de la représentation en la soumettant à des mécanismes de délégation collective ou d’organisation des intérêts. Ni les unes ni les autres de ces propositions ne semblent toutefois consistantes. Toutes deux ne suggèrent que des éléments partiels, quand bien même fussent-ils collectifs, du procès de destruction de la séparation du politique, en en brisantla tendance à l’universalité – une universalité puissante vers l’extinction de l’autonomie du politique, la négation plus radicale de la prétention de médiation institutionnelle des procès et des conflits sociaux et de l’auto-organisation communiste. 1 est impossible de modifier la structure disciplinaire du constitutionnalisme autrement qu’en brisant son fil. Autrement qu’en ramenant radicalement la fondation de la démocratie à l’organisation des subjectivités collectives. La médiation représentative, la garantie de la justice constitutionnelle et administrative prédisposée à maintenir la médiation dans les limites de la constitution matérielle du capitalisme, la structure bureaucratique conçue pour généraliser la médiation institutionnelle (c’est-à-dire le pouvoir législatif et le pouvoir d’orientation politique, l’indépendance des pouvoirs et leur interdépendance fonctionnelle, l’organisation administrative et constitutionnelle de l’Etat) – tout ceci suppose une fondation et une distribution du pouvoir qui excluent toute production à partir de la base, de masse, populaire, des règles et des mouvements de réappropriation collectifs du pouvoir. Les dogmes de la démocratie constitutionnelle ne sont que des moyens autoritaires d’abstraction du pouvoir des masses, d’écrasement de l’égalité des citoyens, de séparation du citoyen et du producteur et de monopole de la puissance productive. Les instruments de la démocratie constitutionnelle ne sont qu’une machine programmée en vue de la production de l’inégalité, de la destruction du collectif, de la garantie éternelle de ces procès. Renversons donc le point de vue et admettons une fois pour toutes qu’aujourd’hui le véritable entrepreneuriat (qui produit des richesses à travers une coopération du travail toujours plus étendue) se construit de manière indépendante, que la collectivité est la forme élémentaire dans laquelle se présente la force productive du travail et que les singularités recherchent spontanément leur réalisation dans le collectif. L’entrepreneur collectif incorpore cette indépendance du travail collectif, socialement organisée, qui, nous l’avons vu, représente la nouvelle nature des procès productifs ; elle assume l’autonomie de la coopération productive comme un levier essentiel capable de faire sauter chacune des instances du commandement capitaliste aussi extérieur et vide que coercitif. Comment affronter à partir de ces présupposés, le problème constitutionnel ? comment lier la question du politique à cette nouvelle puissance productive ? Il n’y a qu’une seule réponse à cette interrogation : unir l’exercice de l’entrepreneuriat collectif et celui de la représentation politique. Nous nous trouvons alors sur le terrain du pouvoir constituant. La démocratie communiste naît comme unification de la représentation et de l’entrepreneuriat, en tant que ces deux données participent de la nouvelle subjectivité collective – elles libèrent ce qui est latent, et activent la présence passive. Cette démocratie exclut, au nom de l’entrepreneuriat, tout privilège et, dans cette perspective, se veut absolument égalitaire. Cet entrepreneuriat d’autre part, exclut, au nom de la démocratie, toute finalité étrangère aux valeurs universelles d’une société libre. La production et ses déterminations constituent ici le politique, de la même manière que ce politique se présente comme condition de productivité. Les préréquisits du communisme se réalisent non pas en modifiant, mais en transformant radicalement une structure constitutionnelle dans laquelle la démocratie est conçue comme camouflage des inégalités et l’entreprise garantie comme destruction de la collectivité. La transition vers le communisme, se réalise donc dans un procès de constitution des sujets collectifs productifs qui créent une machine de gestion du social, prédisposée à leur libération. Le gouvernement à travers lequel le processus de transition doit se réaliser est un gouvernement des systèmes par en bas – un procès donc radicalement démocratique. Procès d’un pouvoir constituant, d’un pouvoir donc, qui en assumant radicalement, à la base, toute tension productive, matérielle et immatérielle, en expliquant sa rationalité et en exaspérant sa puissance – établit la configuration d’un système dynamique, jamais fermé, jamais limité en un pouvoir constitué. Un pouvoir dans les réseaux de production, d’auto-valorisation et d’auto-organisation de tout ce qui émerge dans la société, produit par les subjectivités collectives. Un pouvoir constituant qui a pour règle fondamentale d’être chaque jour une invention collective de rationalité et de liberté.
6. Les mouvements actuels de lutte comme pouvoir constituant
Ce dont nous venons de parler ne relève pas de l’utopie. Au contraire, ceci représente le schéma de lecture et la physiologie même des luttes ouvrières et prolétaires, amplement socialisées, qui se déroulent à l’Ouest comme à l’Est. Si les partis et les syndicats de l’ancien mouvement ouvrier déclinent inexorablement, liés qu’ils sont à des formes de contre-pouvoir que le fordisme a absorbées dans la logique du développement et soumis au commandement capitaliste, et si le désir qu’ils assument à nouveau des comportements antagonistes apparaît comme un voeu pieux et inconsistant – si, donc, le vieux mouvement ouvrier n’existe plus comme élément radicalement conflictuel, face à lui nous découvrons des formes autonomes de démocratie communiste partout où la réalité de l’exploitation est ébranlée. Depuis 1968 un nouveau cycle de lutte s’est ouvert en Occident. Après une vingtaine d’années de contrerévolution et de restructurations (qui ont su discerner les élements d’innovation que ce nouveau cycle exprimait et en ont anticipé l’intelligence, l’utilisation et le contrôle par le capital), le nouveau cycle de luttes a commencé à s’exprimer de manière indépendante vers la moitié des années 80. Celui-ci est caractérisé par deux instances fondamentales : la première est démocratique, autrement dit, l’instance d’organisation de base, la coordination transversale de l’action revendicative et politique, l’expression radicale de l’égalité ; la seconde est communiste, autrement dit, elle est constituée par l’instance de la réappropriation collective de l’expression consciente et de l’autonomie ouvrière, au sein des procès productifs. Ce n’est pas un hasard si l’unification de ces deux thèmes s’est surtout accomplie dans les luttes que la nouvelle intelligentsia productive de masse a ouvertes dans les secteurs socialement les plus importants de la restructuration : les services productifs, ou l’école, ou le tertiaire avancé. C’est ici que les différentes fonctions de la lutte ouvrière – celle de déstabilisation de l’adversaire et de déstructuration du pouvoir, celle revendicative, celle réappropriatrice et celle constructive de nouveaux langages et de nouvelles valeurs – ont trouvé un dénominateur commun. Sur ce terrain la nouvelle figure du commandement capitaliste a été identifiée et lui ont été opposés des éléments originels d’intelligence stratégique et des pratiques adéquates dans la conduite de la lutte. Les vieilles luttes ouvrières contenaient toujours l’ambiguïté d’un rapport dialectique avec le capital et les règles de l’organisation capitaliste du travail : elles étaient luttées à l’intérieur et contre le mode de production. L’autonomie de la classe se formait à partir d’une antinomie toujours irrésolue entre l’instance du pouvoir et la compréhension des nécessités du développement. Aujourd’hui cette dialectique a éclaté. La lutte se situe à l’extérieur du mode de production et contre lui. L’autonomie est un présupposé et non une fin. Chacune de ces luttes exprime un pouvoir constituant – qui se développe, comme condition même de la lutte, à partir de l’intérêt économique immédiat vers un projet de société. D’où les caractéristiques transversales du cycle de luttes, et son développement fluctuant entre des moments de conflits aigus et de longues phases d’extension clandestines et de sédimentation ontologique des résultats organisationnels chaque fois atteints. Ainsi que : la transformation des éléments inertiels du comportement antagoniste en un nouvel agencement constructif de subjectivités ; la production de nouveaux modèles culturels, souvent socialement notables ; la définition de nouveaux réseaux de déstabilisation du pouvoir et de relancement de ses nouveaux projets. Aucune lutte ne ressemble à une autre ; aucune lutte n’est inutile ; toute lutte part d’un niveau plus avancé que la précédente. Sous la neige le printemps prépare sa riche floraison. Même en Orient, le cycle des luttes inauguré au début des armés 80 révèle des caractéristiques analogues. Dans ce cas aussi – n’en déplaise aux nouveaux démiurges mystificateurs du langage – les luttes et leurs objectifs peuvent être recueillis sous la catégorie de la démocratie communiste. Dans ce cas aussi, les sujets les plus remarquables sont ceux de l’intelligentsia de masse, technico-scientifique et productive. Ici, dans la dimension immédiatement sociale et politique des mouvements, le préréquisit ontologique de leur activité réside en un indissoluble échange entre révolution active et révolution passive, il construit une alternance continuelle entre moments de dissolution d’une structure de pouvoir en décomposition et la recherche d’un nouveau lien social, entre capacité de retenir le contre-pouvoir consolidé dans les mains de l’autonomie des mouvements sociaux et l’expression révolutionnaire d’un pouvoir constituant qui forme un gouvernement à partir de la base du système social. Il ne s’agit pas de faire des prévisions sur cette énorme réarticulation de la dynamique de la lutte des classes : la phénoménologie tient encore lieu de stratégie. Mais pas pour très longtemps, s’il est vrai que la déstabilisation des systèmes et les mouvements de crises sont à tel point généralisés qu’une nouvelle réaction répressive est difficilement prévisible, que par conséquent une maturation ultérieure des mouvements est nécessaire. A l’Est le pouvoir constituant est de toute façon à l’ordre du jour.
(Traduit par Marilène Raiola)